Au bout de 21 ans de carrière, une singulière vision du monde se dessine chez Denis Villeneuve. Celle d’un « analyste » plus ou moins fin qui observe les communautés humaines dépeintes dans ses films comme autant de systèmes régis par une irrésistible force d’entropie, une inévitable tendance à évoluer vers le chaos. Ce sont par exemple les accidentés de la vie de Un 32 août sur Terre et Maelström, ou l’université ravagée par un tueur dans Polytechnique, mais aussi le Liban livré à la guerre civile dans Incendies, la psyché schizophrénique de Jake Gyllenhaal dans Enemy, ou encore les familles détruites par les kidnappings de Prisonners. Aussi, lorsqu’est filmé un professeur d’université expliquant à ses élèves telle ou telle théorie relative à la physique ou à l’histoire, c’est (un peu lourdement, il faut bien l’avouer) à l’exposé de la vérité du cinéaste et à son regard sur l’Homme que l’on est convié d’assister.
Et ce regard est des plus pessimistes (ou réalistes, c’est selon), d’où l’épanouissement de celui qui le projette dans le drame. Les rapports sociaux qui l’intéressent étant surtout ceux qui courent entre le bourreau et la victime. Ceux qui, après la violence de l’un sur le corps de l’autre, tissent des sortes de liaisons covalentes atomisant les groupes pour mieux les réunir dans la mort et le tragique (grec) de répétions, comme deux flaques de sang se réunissant après un massacre.
La question qui se pose alors est la suivante : où situer Denis Villeneuve dans cette deuxième commande hollywoodienne qu’est Sicaro ?


Peut-être dans le programme d’un pacha de la CIA, et sa doctrine du « secouer l’arbre [pour] créer le bordel ». « L’arbre » étant ici la région mexicaine de Juárez, marche médiévale de l’empire américain, zone tampon entre l’ordre et le chaos, et « le bordel » la tradition. Celle de la CIA consistant à « couper la tête du poulet », amener le désordre dans la basse-cour et finalement y installer un nouveau coq (ou plutôt un nouveau loup). Autrement dit : on déstabilise une zone vassale déjà au bord de la crise de nerfs, on laisse la situation se « bagdadiser », admirant le spectacle de l’autre côté d’une frontière amovible, comme un joli feu d’artifice. Puis on organise le putsch d’un « ami », boucher de sa profession, que l’on espère ensuite être en mesure de contrôler, plus ou moins…. « Le chaos est un ordre des choses qui n’aurait pas encore été déchiffré », nous disais Enemy. Il ne l’est pas d’avantage dans Sicario, mais l’État dans l’État qu’est la CIA, reflet des cartels de l’autre côté, fait tout de même mumuse avec, fort de son expérience de plus d’un demi-siècle d’opérations noires. Denis Villeneuve n’est donc pas à la base du projet, mais il est, semble t-il, en accord avec sa façon de penser, de quoi le faire sien.
Ceci étant, pour bien comprendre la leçon, il nous faut une focale de départ, un point de repère dans la confusion. C’est le rôle de Kate, l’agent du FBI à travers les yeux de laquelle il nous est proposé d’ouvrir les nôtres. Boussole morale, tuteur titubant, c’est notre avatar féminin perdu au milieu d’un désert de cynisme masculin. Au début du film, dans un fourgon fonçant à toute berzingue pour défoncer une cloison, elle n’est déjà pas maîtresse de son destin. Aveugle guidée par son idéalisme, elle fait son devoir, cherche à comprendre. Mais plus elle gratte, plus c’est moche. Les cadavres sortent du placard et tout lui explose à la figure. La scène à cela de programmatique qu’elle déroule un chemin tout tracé vers une vérité difficile à digérer. Et pourtant Kate devra la ravaler, sa nausée, et même signer une déclaration pour l’attester. Physiquement amaigrie, le teint blanchi, comme lessivé, l’apparence et le jeu effacé d’Emily Blunt, autrefois « Full Metal Pétasse », sont appropriés. Car c’est la page vierge sur laquelle s’imprime la démonstration qui nous est faite, aussi implacable que la destinée des dieux nordiques. Un œil surplombant qui voit tout tel les corbeaux d’Odin, un éclair zébrant un ciel orageux comme animé par Thor : ce sont là les relais cosmiques et presque poétiques de la realpolitik qui se jouent de nous, à nos pieds. Et de l’idéalisme incarné en Kate au pragmatisme représenté par l’agent de la CIA, on navigue entre les deux bornes historiques de la politique étrangère étatsunienne, d’un paradigme à l’autre, de Wilson à Nixon. Celui qui disait : « America’s public enemy number one in the United States is drug abuse ! ». En gros, bien traduit, ça voulait dire « tous les coups sont permis ».
Mais qu’on ne s’y trompe pas : le pacha n’est pas ici le roi. Maligne, la caméra nous le fait d’abord croire, le présentant en position dominante et retardant la révélation de son visage. Sauf que son assurance et sa nonchalance sont moins le sceau du contrôle que celui de l’apprenti sorcier. Visage jovial, air à moitié rigolard, Josh Brolin, qui rappellerait presque l’inconscient qu’il jouait dans No country for old men, prête ses traits à un personnage qui joue avec le feu. Un feu vengeur, celui qui brûle en Alejandro, le sicario du titre, le loup introduit dans la basse-cour, le Fenrir libéré par son Loki. Mercenaire, tortionnaire, desperado, bourreau mais aussi victime (l’un va rarement sans l’autre chez Villeneuve), les informations sur son compte, apparemment chargé, sont distribuées avec parcimonie (1). Pourtant il est toujours là au bon moment, un peu partout, utilisant les autres comme des pions dans la lumière pendant que lui agit dans l’ombre, puppet master qu’il est. Non mais regardez-moi ce visage ! Cette tristesse figée dans ce marbre buriné, ce calme froid, immuable, illisible : ça c’est une gueule de cinéma ! Le passé du personnage est à peine esquissé, mais le visage de Benicio Del Toro à de quoi nous le faire imaginer (d’autant plus que ses précédents rôles l’auront comme sédimenté). C’est donc bien lui la pièce maitresse du spy game aux dés pipés, et aussi le meilleur élément de la fable politique. Celui qui lui évite le langage binaire, la décentre vers sa périphérie et la placerait presque dans l’héritage du Dark Knight des frères Nolan et du Syriana de Stephen Gaghan.
Le fait est que Sicario bénéficie grandement du scénario de Taylor Sheridan, à l’écriture assez remarquable. Là-dessus, Roger Deakins - god bless him - compose mais pas trop. Résultat : solide sur ces deux appuis, Denis Villeneuve produit une mise en scène d’une sobriété à tout casser. Au bon endroit au bon moment, sa caméra sait ce qu’elle veut, ne laisse pas de gras, n’oublie pas les victimes laissées sur le bas côté (la marque d’une certaine éthique), et excelle à générer la tension (bien aidée en cela par les percussions tantôt sourdes tantôt saturées de Jóhann Jóhannsson). Et du convoi de la peur soldant le premier acte au climax feutré étouffant ses explosions (censurées), le cinéaste finit même par en rappeler un peu un autre, big boss en son domaine : Kathryn Bigelow. Et ceci, évidemment pour la séquence jeux vidéo en vision nocturne, puisqu’elle cite explicitement l’hypnotisme documentaire du final de Zero Dark Thirty, mais plus généralement pour cette façon très maitrisée - même si en deçà du maître, forcément - de filmer l’action, et surtout le « pré-action », l’ « avant-explosion » ; comme une manière d’imposer son rythme sans jamais céder au sur-découpage et autres effets de mode, soit l’anti-Guy Ritchie.


Œuvre collective dans ce que cela peut suggérer de meilleur, Sicario tord donc finalement un peu le cou à la politique des auteurs, du moins dans ce qu’elle a de plus dogmatique. Car si l’on a bien ici affaire à un vrai film de Denis Villeneuve - ses marottes sont bien là, son savoir-faire aussi -, le bébé a été adopté. Mais ce n’est pas forcément plus mal. Parce qu’a bien y regarder, il pourrait bien apparaître comme son projet le plus maîtrisé, peut-être justement parce que débarrassé de certains excès. De quoi augurer un peu d’espoir, ne serait-ce que le minimum syndical, pour la prochaine commande, tout de même placée sur sacré peau de banane…


(1) Apparemment, c’est à Benicio Del Toro lui-même que serait venue cette idée de ne pas trop en faire dire à son personnage. D’après ce qu’on peut lire sur l’IMDb, prés de 90% des paroles originellement attribuées à son personnage auraient été supprimées. Comme pour le Joker de Heath Ledger, ce mystère « travaillé » grandit l’aura du personnage.

Toshiro
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le 18 oct. 2015

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