Antofisherb in Deauville Vol 10 : Cartel est notre désir

Dire que Sicario, le dernier film de l'un des cinéastes les plus populaires du moment, était attendu est un euphémisme. Après un film assez poreux comme Enemy, les bandes-annonces laissaient davantage attendre un drame à la manière de Prisoners : un drame sombre, efficace et légèrement froid accompagnée d'une tripotée d'excellents acteurs. Gros retours spectateurs (mais à moitié presse seulement) après sa projection à Cannes, queue immense lors de sa projection à Deauville (j'ai même dû louper la séance précédente pour être sûr d'avoir une place, diantre), ce serait presque décevant que Sicario ne fasse pas l'effet d'une énorme claque en cette année 2015 déjà pas mal chargée.


... Et pourtant, malgré les qualités évidentes du long métrage, quelque chose me retient. Est-ce dû à la froideur du film, résistant jusqu'au bout à vraiment rentrer dans la psyché des personnages ? Peut-être à mes attentes trop hautes (qui pourtant semblaient justifiées) ? Ou peut-être encore à cause du relatif manque d'originalité dont fait preuve Villeneuve pour son huitième long, malgré une mise en scène efficace et parfois surprenante. Dans tous les cas, si j'ai beaucoup apprécié ce film sur le moment, je me rends compte qu'il ne me restera pas vraiment en mémoire, et pire encore qu'aucune scène ne m'aura vraiment marqué.


Pourtant, il y a plusieurs choses de vraiment réussies dans Sicario. La première, c'est cette idéologie déprimante voire désespérée qui hante le film et les personnages. Face aux cartels de la drogue dont le nombre ne diminue pas malgré les arrestations de plus en plus nombreuses tout comme leurs victimes, peu de solutions efficaces existent si on ne dépasse pas les limites de la loi. Comme dans Prisoners, il y a donc cette question de "la fin justifie-t-elle les moyens", la présence d'une situation tellement irréelle dans son absurdité que les deux seuls choix qui semblent s'offrir aux personnages sont d'aller contre leurs convictions ou d'abandonner. Enfin à vrai dire, cela concerne uniquement le personnage d'Emily Blunt (comme d'habitude impeccable), une agent du FBI habituée du terrain qui va justement se heurter à une sorte de bande de guerilleros prêts à tout pour coincer le baron d'un cartel mexicain puissant. Ces agents cachent d'ailleurs une réalité politique encore plus sombre, participant d'autant plus au ton morose du film.


Du point de vue du propos, on ne peut donc pas dire que Villeneuve ai perdu de sa maîtrise et de son anti-conformisme. On pourrait même dire qu'il gagne encore davantage en "maturité" dans son discours. Du côté de la mise en scène, le début du film ressemble finalement assez à Zero Dark Thirty dans cet engrenage d'une femme dans les affaires militaires du gouvernement et désireuse de faire la différence dans la lutte contre l'ennemi. Heureusement, le film s'en éloigne vite, non seulement dans son discours (Villeneuve ayant beaucoup plus de recul concernant les méthodes des personnages qu'il met en scène) mais aussi dans sa maîtrise de la tension (vous l'aurez compris, j'ai encore au travers de la gorge le dernier film de Bigelow).


Des scènes de tensions, il y en a d'ailleurs assez peu dans le film. Moins que je me l'imaginais en tout cas, c'est-à-dire trois en fait. Celle ouvrant le film, efficace et presque choquante par sa rapidité d'exécution, ne passant pas par quatre chemins pour montrer au spectateur ce qui l'attend tout au long du film. Pas de concessions, pas d'affrontements rallongés pour la beauté du film, Villeneuve filme ces affrontements comme ils semblent l'être en réalité.


La deuxième, sur une air d'autoroute complètement bouchée, est parfaitement maîtrisée mais déjà vue dans un certain nombre de films sur le même sujet. Ca n'en diminue pas son efficacité, mais malgré tout un peu son impact.


La troisième, enfin, est le véritable coup de bluff esthétique du film. Mélangeant des plans façon vision de nuit, réalité de la nuit sombre et écrans brouillés verdâtres de surveillance, cette longue séquence d'une bonne quinzaine de minutes fait balader ses personnages dans le désir mexicain en attente du moment tant attendu, celui de la confrontation. Une confrontation qui se fait finalement quasiment hors-champ dans des couloirs souterrains, comme si la vision de cette réalité n'était réservée qu'aux soldats sur place. Comme si la lutte contre les cartels n'était qu'une suite de tunnels sans fin, cachant une réalité plus simple mais encore plus terrifiante.


Entre deux scènes d'infiltrations, moments les plus délicats à traiter finalement, le personnage d'Emily Blunt et son acolyte tentent de comprendre la situation, cet engrenage dans lequel ils se sont pris, par conviction que cet engrenage était le prix à payer pour faire la différence. Grâce aux dialogues, sans être forcément exceptionnels ces moments permettent ainsi au film de varier les rythmes et les émotions sans pour autant provoquer l'ennui.


Alors pourquoi, malgré ces grandes qualités, je ne peux m'empêcher de trouver ce film presque oubliable, maîtrisé mais ne donnant pas à voir un grand moment de cinéma ? Je crois que cela a à voir avec un scénario déployant des scènes anti-climatiques. Sicario n'est pas qu'une suite de scènes, mais il y a quelque chose dans la progression des personnages qui empêche une totale immersion. Après tout, il est appréciable que le film ne donne pas dans la prestation d'acteur maniériste, mais du coup le film manque peut-être un peu d'âme. Cela se sent aussi dans la fin du film, implacable et terrifiante, mais d'un autre côté presque banale, sans remous. Pourtant, cela montre du coup avec force la réalité de cette lutte, qui ne tient parfois à pas grand chose, parfois même à un seul homme. Avec surprise, le film déplace ainsi cette lutte nationale à l'échelle d'une vengeance, rendant de la sorte Sicario moins grandiloquent mais tout aussi impitoyable.


Et voilà, après coup, je rajoute quand même un coeur au film. Parce qu'il le vaut bien, et qu'il mériterait même peut-être un second visionnage.

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le 16 sept. 2015

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Antofisherb

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