Cette fois c’est maman qui est partie acheter des clopes...au Japon

Véritable éprouvette dont l'étonnante mixture est un condensé de multiculturalisme et d'une pluralité linguistique, Soft Leaves est le premier long-métrage de la réalisatrice belge d'origine japonaise Miwako Van Weyenberg, qui nous y livre un récit très personnel. Ce drame familial explore avec une tendresse teintée d'amertume non pas seulement un choc des cultures finalement assez attendu, mais aussi une certaine quête d'identité par ses racines et ses parents, la complexité des liens familiaux, et celle de la communication entre êtres humains.


Le cœur du film est la petite Yuna, 11 ans, qui va voir son quotidien basculer lorsque son père sera hospitalisé suite à une violente chute. Son frère Kai, qui étudie en Allemagne, revient en Belgique pour s'occuper de sa sœur, puis c'est leur mère Aika, repartie au Japon depuis des années après leur séparation avec le père, qui leur rend visite à son tour afin de s'occuper d'eux, accompagnée par Otoka, la fille qu'elle a eue avec son nouveau mari. Ces retrouvailles familiales, dans un contexte morose, vont ainsi être vectrices d'un choc, certes entre deux cultures, mais aussi entre membres d'une famille totalement éclatée, et dont les membres peinent à communiquer leurs émotions les uns aux autres.


Yuna, brillamment interprétée par une Lill Berteloot toute en retenue, intériorise en effet tout ce qu'elle ressent, ne voyant personne à même de la comprendre. Qu'il s'agisse de son frère, avec qui elle est pourtant très complice, mais qui ne partage pas les mêmes sentiments quant au retour de leur mère (lui qui, étant plus vieux que sa sœur, a bien connu sa mère, et l'a vue partir sans lui pour retourner au Japon), de sa mère qu'elle connaît à peine, ou de sa petite sœur qu'elle vient de rencontrer et à qui elle reproche sans doute inconsciemment de l'avoir en quelque sorte remplacée, et d'avoir une mère que Yuna n'a jamais eue.


La fracture culturelle entre les membres de cette famille complexifie encore davantage leurs relations. Le tempérament japonais particulièrement calme et sur la retenue peut parfois trancher avec l'attitude occidentale. Mais ce sont aussi les détails qui font les différences, jusque des éléments du quotidien. Une mère qui offre des baguettes à ses enfants comme un pas vers eux pour leur amener une part de sa culture, mais se heurte à un refus tacite lorsque ceux-ci préfèrent finalement utiliser leur fourchette. L'écart amusant entre un instant de partage d'une pizza entre Yuna et son frère, mangée avec impertinence sur le sol d'une terrasse, avec les mains, et un repas traditionnel, à table, avec une mère attendant d'eux de manger proprement leur bol de riz.


L'importance du langage comme outil pour casser les barrières est évidement au centre du récit. Soft Leaves est un film qui baigne dans le multilinguisme. Mettant en scène une famille belge parlant le néerlandais, mais dont les deux enfants ont aussi, par l'intermédiaire de la mère, appris à parler japonais. Cette même mère qui, ne parlant que le japonais (malgré quelques notions de néerlandais assez vagues), use de l'anglais pour se faire comprendre auprès des autres, notamment lors d'un passage dans un commissariat en Allemagne, jusqu'à l'arrivée de son fils qui lui parle allemand. Les protagonistes pratiquent sans cesse l'alternance codique, soit le fait de passer d'une langue à une autre, parfois au cours d'une même conversation. Ces langues créent certes des ponts entre les interlocuteurs pour mieux se comprendre, mais les éloignent aussi d'une certaine manière. Yuna, dans sa façon souvent désabusée de parler la langue de sa mère, fait montre d'un certain détachement avec la langue et la culture japonaise, et préfère favoriser l'héritage de son père.


Subtilité dans cette galerie des langues, le silence est partie intégrante des méthodes de langage employées au long du film. Les non-dits, les longs regards sans un bruit, les silences en guise de réponse, sont autant de façons qu'ont les personnages, et tout particulièrement Yuna, de tenter d'exprimer l'indicible. Souvent en décalage avec la toute jeune Otoka, candide, innocente, et d'une nature bavarde qui la pousse à exprimer facilement les choses et à chercher le contact malgré la froideur de sa demi sœur.


Ces frontières, géographiques, linguistiques, culturelles, émotionnelles, Yuna souhaiterait les franchir à tire-d'aile, comme un oiseau rallierait en volant le Japon depuis la Belgique. Cette figure de l'oiseau est un symbole fort du métrage, évoqué par son frère Kai lors d'une conversation avec sa mère qu'il peine à pardonner pour ce qui lui semble avoir été un abandon. On le retrouve même à travers la mère, et les chorégraphies qu'elle interprète lorsqu'elle répète pour sa prochaine représentation, ses mains semblables à des ailes que Yuna dessinera comme telle. Ces nombreuses frontières forment pour ces enfants les mêmes barreaux que ceux de la cage qui retient l'oiseau recueilli par Yuna, avant que celui-ci, libéré accidentellement par Otoka qui « le trouvait triste », ne prenne son envol. Allégorie de la liberté, il incarne l'état d'esprit de la petite fille qui s'affranchit enfin des chaînes, culturelles, familiales, qui la retenaient. Débarrassée de ces contraintes sociales, prête à suivre sa mère jusqu'au Japon lorsque son père, devenu incapable de veiller seul sur elle, montre son amour au travers d'un douloureux lâcher prise, et la laisse s'envoler, elle aussi.


Film véritablement éthéré ou les silences invitent plus que les mots à l'introspection et la contemplation, Soft Leaves arbore les atours d'un poème japonais, tout en délicatesse, pour être une ode à la liberté et l'émancipation; plutôt qu'à l'enfermement dans des carcans sociaux, ce qu'aurait impliqué le choix d'une seule culture ou d’une seule famille en réponse au dilemme moral de la jeune Yuna. Miwako Van Weyenberg signe ici un premier long-métrage déjà très imprégné par son style, personnel, intimiste, et empreint de fragilité.


(pour pouvoir regarder ce film sans sous-titres, il faut savoir parler quatre langues différentes, bon courage)

Cigarette-Burns
7
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le 3 oct. 2025

Critique lue 11 fois

Cigarette-Burns

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