"Tout est possible au nom de l'amour et de l'affection"

Eva mène une vie paisible en Norvège aux côtés du pasteur Viktor dans un spacieux presbytère. Un jour, ayant appris le décès de Leonardo dont sa mère partageait la vie, elle décide de lui écrire pour l'inviter à venir. Charlotte débarque quelques jours plus tard. Joie, embrassades, larmes d'émotion. Mais les rancoeurs accumulées ne vont pas tarder à se manifester...

Au départ, Sonate d'automne ressemble à une idée de producteur : faire se rencontrer deux monstres sacrés du cinéma, deux Bergman, deux "Ing", Ingrid et Ingmar. L'une, star hollywoodienne, tour à tour égérie de Rossellini et de Hitchcock. L'autre, star du cinéma d'auteur, n'ayant presque jamais quitté la Suède, travaillant toujours avec la même équipe. La rencontre fut orageuse, Ingrid trouvant son personnage trop accablé par le scénario. Mais avec Ingmar, pas question de toucher aux dialogues, il est vrai de très haute tenue. Dans le bonus du DVD, on voit Ingrid contester la réplique "je n'ai aucun souvenir de mon enfance" ; elle souhaite l'adoucir. Ingmar tient bon : il connaît "un tas de gens" qui n'ont aucun souvenir de son enfance...

Comme toujours chez Bergman, il faut faire le lien avec la vie réelle. Charlotte, artiste de renom au coeur sec, c'est à la fois Ingrid et Ingmar. Ingrid, car on sait qu'elle abandonna parfois ses "devoirs de mère" pour sa carrière ou ses amours - qu’on se rappelle Stromboli . Le site dvdclassik m'apprend, par ailleurs, que l'actrice se fit connaître grâce au film Intermezzo, où elle jouait une pianiste... Charlotte, c'est aussi Ingmar, sur ce sujet loin d'être en reste, tout aussi accaparé par son art, tout aussi enclin aux escapades amoureuses.

Ingrid défendit le fait qu'une femme avait le droit de faire primer sa carrière sur sa vie de famille, chose qu'on ne reprocherait jamais à un homme. Lorsqu'elle lâche à sa fille "je suis désolée", on peut sentir la sourde colère qui habite l'actrice. Si l'on retient comme sous-texte la dimension d'autocritique du cinéaste, l'argument d'Ingrid s'effondre puisque le film exprime bien les remords d'Ingmar.

Le portrait est au vitriol : Charlotte est impitoyable ("je ne supporte pas les gens qui ne savent pas décider"), vénale (elle accepte un contrat lorsque son agent lui fait part du cachet, compte avec satisfaction sa fortune augmentée de l'héritage de Leonardo), vaniteuse (le roman qu'elle tient dans ses mains est l'occasion de raconter que l'auteur fut l'un des ses soupirants), superficielle (elle se donne bonne conscience à peu de frais en décidant d'offrir une nouvelle voiture à Eva et Viktor... mais pas la neuve tout de même, l'ancienne...). C'est une artiste "monstrueuse" en ce sens que rien ne compte pour elle que son piano et la musique classique. Le choix n'est pas anodin : on sait le genre particulièrement élitaire. Gardons bien à l'esprit que ce portrait acerbe est peut-être celui, sans concession, que Bergman fait de lui-même, à l'instar d'un Nanni Moretti aujourd'hui.

Mais Sonate d'automne n'est pas qu'une autoflagellation. D'une part, Bergman explique l'attitude de Charlotte : elle ne reçut elle-même jamais d'amour de ses parents, ne fut ni caressée ni corrigée. Sa seule façon d'exprimer ses sentiments à son tour ? La musique (c'est-à-dire le cinéma et le théâtre pour les deux Bergman). D'autre part, Bergman défend aussi l'artiste, dans son versant féminin pour le coup : il interroge le fameux instinct maternel, utilisé par les hommes pour asservir les femmes (Charlotte ne se souvient de sa grossesse que d'avoir eu mal, mais elle ne sait plus définir la "saveur de cette douleur"), et fustige le milieu artistique qui tend à rappeler ses devoirs de mère à toute femme qui monterait un peu trop haut.

Rien d'étonnant à cet équilibre, tant le cinéma du Suédois, fût-il aussi cruel que dans cet opus, ne désigne jamais les bons et des méchants. Les actes dans le présent s'expliquent toujours par le passé qui lui colle à la peau. Le parcours d'Eva est exemplaire de ce point de vue.

Elle a choisi un lieu plutôt qu'un homme. Face caméra, Viktor l'explique : elle ne lui a jamais dit qu'elle l'aimait, elle a simplement déclaré qu'elle voulait "rester ici". Eva lui a déclaré qu'elle était incapable d'aimer, par atavisme mais aussi parce que personne ne l'a aimée elle-même pleinement pour ce qu'elle est. Le touchant Viktor voudrait briser ce cycle infernal mais avoue son impuissance à trouver les mots justes. Car, en la matière, face à un être aussi blessé qu'Eva, la bonne volonté ne suffit pas.

Peu à peu, le douloureux parcours d'Eva nous est révélé. Sa mère s'absentait sans cesse et lorsqu'elle était là travaillait son piano, préférant occuper ses pauses à lire le journal plutôt qu'à parler avec sa fille. Elle prit un amant, abandonnant Eva à son père malheureux. Si elle revint un temps, ce fut plus en raison de ses problèmes de santé et d'un succès déclinant que par besoin de retrouver les siens. A 18 ans, Eva se vit imposer un avortement brutal par sa mère. Ce drame intime se répètera puisque Eva perdra son fils Erik à l'âge de 4 ans.

Le résultat, c'est cette jeune femme qui s'apprête à recevoir sa mère : probablement frigide (le doux Viktor lui fait comprendre ce qu'il attend d'elle en vain), restée au stade de petite fille face à sa mère (ses nattes et sa tenue d'écolière l'expriment bien), qui n'a jamais fait le deuil de son enfant (elle déclare pouvoir le convoquer pour qu'il la rejoigne quand elle le veut). Une femme qui pressent que la réalité est bien plus vaste que ce à quoi on se limite, comme elle l'explique à sa mère. Il y a bien sûr un sous-texte : Eva reproche à Charlotte de lui avoir coupé les ailes.

Elle n'est pas seule : à l'étage, sa soeur Helena occupe une chambre. Durement handicapée, donc placée par sa mère dans une institution. Lorsque Charlotte apprend que sa fille est là, le ton change : qu'Eva ait pris Helena chez elle a des allures de reproche. Eva l’a bel et bien mise devant le fait accompli. Pas question de la voir - on peut comprendre son appréhension. Mais, puisqu'elle n'a pas le choix, comme elle le fait comprendre à Eva, elle va jouer la comédie face à sa deuxième fille.

L'hypocrisie domine le début de cette Sonate d'automne. En un montage alterné, peu de temps après l'arrivée de Charlotte, on suit parallèlement la fille qui la débine auprès de Viktor et la mère furieuse qui se parle à elle-même. Pourtant, lorsque Charlotte descend tout sourires dans sa somptueuse robe rouge vif, qui tranche avec la pâle tenue d'Eva, on trinque au champagne. Bien vite, Charlotte prie sa fille de lui jouer un morceau. Ce ne sera pas une sonate mais un prélude de Chopin.

La scène est forte. Eva joue très correctement, mais elle est sentimentale : elle n'a pas compris Chopin qui est, au contraire, dur, tranchant, altier. Charlotte va lui montrer. En un long plan fixe, on suit Charlotte de profil jouant en ignorant sa fille de face qui la contemple de plus en plus figée de stupeur. Tout est dit, en effet, de la relation mère-fille dans cette interprétation : une mère qui écrase sa fille de son talent, ne lui exprime aucune tendresse, se montre indifférente à sa fille.

Ce moment musical était bien un prélude : un prélude aux mots. Tout va être dit, suite à un cauchemar de Charlotte qui la fait descendre au salon. Le cauchemar va bel et bien se concrétiser, une mise à mort telle qu'elle l'avait anticipée en rêve. La dure, l'impitoyable Charlotte va être mise à terre par la non moins dure, impitoyable Eva. Au sens propre, puisqu'on verra Charlotte demander à s'allonger sur le sol, pour cause de douleurs dorsales (bien aimé son "c'est propre ?" qui montre qu'elle reste prosaïque en toute circonstance !). Il faut ici souligner l'impressionnante composition de Liv Ullmann, littéralement défigurée par la haine. "Tout est possible au nom de l'amour et de l'affection". Voilà qui remet en perspective les "je t'aime" que se lançaient alternativement la mère et la fille. Lorsque Charlotte finit par lui demander pardon, Eva ne répond rien. Sourde aux justifications sans doute abusives que sa mère brandit : "j'étais perdue, je voulais que tu me protèges". Endosser le rôle de la victime, une stratégie, consciente ou non, bien connue des tortionnaires. Eva y résiste, insensible aux fausses excuses que sa mère objecte péniblement

Pour narrer le passé douloureux, Bergman a recours à des inserts, qui viennent opportunément briser la sensation que donnent parfois ses œuvres d’être du "théâtre filmé" (car notre homme, ne l’oublions pas, vient du théâtre) . Des flashbacks ? Pas tout à fait, puisqu'il s'agit davantage de mettre en image la pensée de celle qui parle. Ainsi en est-il des épisodes montrant Eva petite fille. On note son accoutrement de poupée bien sage, qui reste à la place qu'on lui a attribuée. Est-ce la réalité, ou le souvenir traumatique qu'Eva en a ? La petite fille mit-elle des porte-jarretelles comme le montre l'un des plans, ou bien voit-on là un fantasme ? Les scènes dans la cabane forestière, où Leonardo joue du violoncelle devant un auditoire statufié, sont-elles une reproduction fidèle de ce qui fut, ou l'image qu'en a conservée Eva ? (On notera à ce sujet un mystère : Eva dit de Leonardo qui se mit à jouer les suites de Bach "il jouait mal mais c'était beau". Or, la scène ne nous montre certes pas un homme qui joue mal. Comment l'interpréter ? Peut-être comme l'emprise persistante de sa mère sur Eva : elle sait que Charlotte n'approuverait pas et veut obtenir ses faveurs en dénigrant le jeu de Leonardo.)

Pour exprimer la dimension possiblement fantasmée de ces scènes, Bergman les filme toujours en plan large, parfois avec un angle de vue déformant comme dans la cabane forestière et sa grande cheminée, parfois aussi à l'aide d'un sur-cadrage, d'un couloir par exemple. On a souvent associé Bergman à la psychanalyse et la notion d'image mentale s'impose assez bien ici. Elle concourt à relativiser la cruauté de ce qui est montré : ce n'est pas forcément la vérité, mais ce qu'en garde Eva.

A l'étage, Helena semble somatiser le cri de douleur d'Eva. D'après Eva, c'est en partant avec Leonardo, dont Helena était amoureuse, que Charlotte précipita sa maladie. Le spectateur peut se montrer sceptique face à cette assertion, Bergman nous invitant, comme avec les inserts, à ne pas prendre pour argent comptant tout ce qu'affirme la jeune femme. Un chagrin d'amour qui met dans cet état ? Quoiqu'il en soit, on verra Helena hurler sans être entendue, puis ramper vers sa mère en l'appelant. En vain : on a bien affaire à une métaphore de ce qu'Eva reproche à sa mère. A la fin du film, il n'y aura plus que Viktor pour tenter de venir en aide à une Helena en crise. En vain également. Le sort de cette soeur handicapée, qui pleure tel un nouveau-né, est poignant. Mais on peut aussi voir cette Helena rampant et appelant à l’aide comme la matérialisation de ce que Charlotte, foulée aux pieds d’Eva, est en train de vivre - elle que sa propre mère n’aida pas non plus.

Au cours de cette nuit terrible, Eva a craché le venin accumulé en elle. Un soulagement sans doute. Mais, aussi justifiée soit-elle, la haine qui s'est emparée de soi hante et laisse des remords. C'est le sens de la lettre finale qu'adresse Eva à sa mère. Notons la structure circulaire du film, qui pose cette question : après le psychodrame, rien n'a changé ? En apparence, non : on voit Charlotte dans un train poursuivant les mêmes considérations superficielles qu'avant, et s'apprêtant à faire du vieux monsieur en face d'elle son nouvel amant. Eva, de son côté, parle toujours au fantôme de son fils. Rien ne dit, pourtant, que la violente dispute ne fera pas son chemin chez l'une et l'autre. C'est sans doute le sens de cette lettre. En cas de conflit, notamment familial, s'expliquer avec franchise ne résout pas forcément les choses, nous dit Bergman. Mais la psyché de chacun s'en trouve forcément modifiée - ainsi Charlotte se montre tout de même bien moins enjouée qu'à son arrivée. Au temps, ensuite, de faire son oeuvre.

On le voit, Sonate d'automne ne saurait être réduit au bruit et la fureur, ce que ma mémoire avait conservé de ce film vu il y a plus de 20 ans - même si la scène centrale de "l'explication" est de celles que l'on n'oublie pas. Suivront, pour achever l'oeuvre du maître suédois, un très grand film, Fanny & Alexandre, et un adieu plus mineur mais touchant, Saraband, avec la même Liv Ullmann, montrant un visage plus tendre du grand âge. De quoi mourir serein. Pour Ingrid, à peine plus jeune qu’Ingmar, ce fut le dernier film. Une fin de toute beauté.


Jduvi
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le 18 févr. 2024

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