"Le retour en enfance ou la désacralisation d'une élite criminelle"

"Sonatine" est le 4ème film de Takeshi Kitano. Véritable instigateur du renouveau du genre du film de yakuza par bien des aspects, il signe ici une pièce maîtresse de l'univers du crime organisé japonais. Artiste ayant côtoyé les yakuzas dans le quartier de son enfance, il va être marqué par ces personnages énigmatiques, qu'il tourne grandement en dérision dans nombre de ses films. Certains de ses films peuvent être, en effet, affiliés au genre yakuza.
Mais synthétiser une partie de son cinéma de cette manière est là un raccourci bien trop facile pour l'auteur qu'est Kitano. "Sonatine" en est peut-être l'un des exemples les plus flagrants. Kitano, dans sa mise en scène des plus épurée, va nous montrer des yakuzas, dans un premier temps, dans la plus classique des formes; cela n'étant pas péjoratif, bien au contraire.
L'installation de ces personnages en chair, crédibles et vraisemblables lui permet de mieux les démystifier. Les gangsters menacent, frappent, commandent et obéissent pour certains et torturent même. La torture du personnage de Kanemoto est criante de réalisme et nous touche, nous frappe et nous effraie presque tant ses supplices semblent provenir du fond de son être; mais les yakuzas dont cela est la routine, ne flanchent absolument pas et sont totalement indifférents à la scène à laquelle ils assistent. Le personnage de Murakawa semble même ici dénué de toute humanité. Kitano ne glorifie pas l'acte violent du gangster, quel qu'il soit d'ailleurs durant le long métrage.


Les yakuzas arrivent ensuite à Okinawa et la désacralisation du gangster commence véritablement dès lors que ceux-ci foulent le sol de l'île. Ils sont d'abord emmenés par bus, tels des enfants en voyage scolaire, conduits par deux guides, à leur premier QG.
Lorsqu'ils seront contraints de le quitter et de se replier dans une maisonnette au bord de l'eau, les yakuzas vont enfin commencer leur retour en enfance face à l'ennui ambiant.
Ils vont multiplier les activités, plus ou moins dangereuses d'ailleurs, où farces et amusement règnent. Ils utiliseront leurs pistolets pour effectuer tout sorte de jeu, avec innocence cependant, constatant avec humour que cela peut quand même dangereux.


Parmi toute ces magnifiques scènes de naïveté et d'amusement, se démarque, l'une de mes scènes préférées de l'histoire du cinéma, la scène du sumo et leur création grandeur nature du jeu de plateau auquel ils jouaient précédemment.
La scène, remplie d'humour, symbolise tout le thème du retour à l'enfance et de la désacralisation du yakuza; les deux jeunes gangsters sont terrassés, en une seconde, par l'expérimenté et costaud yakuza; ensuite ces deux-là sont utilisés comme pions d'un jeu qu'ils ne contrôlent pas. Kitano va aussi filmer tout cela de manière assez ludique et pleine de sens en rapport avec ce que vivent les personnages dans la séquence, il n'hésite pas à user d'artifice comme l'accélération du temps, pour l'humour de la scène mais aussi pour fondamentalement transformer, réifier ces personnages en pions de jeu de plateau.
Sur la musique de Hisaishi, collant plus que jamais à l'ambiance et le déroulement de la scène, Kitano transmet l'émerveillement et l'amusement des yakuzas, pour cette récréation simple et enfantine, à merveille. Une désacralisation totale est visible, par cette scène, mais aussi par les nombreuses autres scènes à la plage; Kitano sait montrer ses personnages d'une manière très pure et innocente, et, nous spectateur, l'on peut avoir tendance à oublier le sang-froid et la violence dont ils peuvent faire preuve. Mais en retournant aux racines, et en jouant tels des enfants, les yakuzas recréent finalement d'une manière bien plus pure leur quotidien où ceux-ci peuvent trouver un quelconque amusement à la violence, aux coups de feu et aux menaces.
Kitano montre que même si les personnages, en chemise hawaïenne tout de même, portent une dimension de ridicule, bien trop vieux pour ces enfantillages, ne sont finalement pas plus ridicule que lorsqu'ils sont dans leur véritable peau de féroces yakuzas.
La pureté et l'innocence du jeu, ont disparu, ils doivent retourner à leur nature, au caractère qu'ils se sont forgés et oublier donc cette notion innocente et intrinsèque du jeu, pour en finir avec toute cette histoire d'escalade de violence et de trahison.


Murakawa, après avoir perdu nombre de ses camarades, s'en va dans un chant du cygne, assassiner tous les mafieux, annihilateur de cette pureté infantile et responsables de ce désordre.


Et dans une rédemption finale, ou dans un désespoir de fin du monde, de fin de son monde à lui, qu'il connait, et dans un nihilisme ambiant, va mettre fin à ses jours d'une balle dans sa tête; ce que Kitano captera dans toute son essence et sa brutalité sans embellissement ou atténuation du réel.


Murakawa s'éteint, laissant derrière lui une innocence, une pureté, rattrapée par la dure réalité de son monde, qu'il voulait, annoncé au début du film, quitter.

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le 26 févr. 2021

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