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Ils sont désormais quelques-uns, ces films-documentaires, à assumer pleinement leurs effets de narration. Entre jeux de montage et accompagnements musicaux ; d’Apocalypse : la seconde guerre mondiale à la Panthère des neiges en passant par Senna et Maradona ; cette tendance n’est pas forcément pour me déplaire tant, au fond, un film, même documentaire, reste avant tout un film.

Le sujet traité n’est jamais livré brut au spectateur. Il y a un regard ; un angle ; une approche. Au-delà de la seule portée informationnelle du documentaire se trouve toujours une question de mise-en-scène de l’événement, voire de mise en musique.

C’est en cela que, forcément, j’ai accueilli la sortie de ce Soundtrack to a Coup d’État avec un réel intérêt. Le titre, à lui seul, était déjà une promesse. Le travail de composition était d’emblée affiché. Et puis le sujet était d’or : un coup d’État donc, mais pas n’importe lequel, puisqu’il s’agissait de celui qui fit chuter, au Congo, Patrice Lumumba. Rien que ça.

Les étoiles étaient, pour moi, toutes alignées. La curiosité était grande. Et puis il y a eut la confrontation à l’œuvre. Déroutante.


Parce qu’on ne pourra pas retirer ça à Johan Grimonprez, réalisateur et scénariste de cette Soundtrack : la démarche de base est audacieuse et génère clairement un résultat singulier. D’un côté les rois du jazz de la fin des années 50 et de l’autre les discours de Khrouchtchev et autres sommités.

L’association étonne et détonne, surtout que le film la tourne très vite en forme de jeu. D’un côté c’est Louis Armstrong qui rythme les discussions musclées à l’ONU, et puis d’autres fois c’est un dirigeant soviétique tapant sur son pupitre qui se mue brusquement en percussionniste au service de Dizzy Gillepsie.

Et ce jeu de confusion se renforce d’autant plus quand la narration rappelle comment toute une ambassade du jazz a été sciemment et ouvertement mobilisée comme agent d’un puissant soft power états-unien, notamment sur ce Congo belge dont il sera ici question. Ajoutons à cela le fait que cette Soundtrack commence par sa fin avant de remonter dans le temps et on aura la touche finale d’un drôle de bazar.

D’un côté il est mi-clip géant à la photo retravaillée façon pochette jazzy et au sein duquel apparaissent régulièrement des synthés annonçant les morceaux joués ; et puis de l’autre il est mi-short internet de 2h30 où les infos importantes circulent à l’écran par bandes de texte successives. L’aspect patchwork semble revendiqué et signé. Et en soi, pourquoi pas. Mais la question finit vite par s’imposer avec le temps : pour quel effet ? Et surtout pour quel résultat ?


Or, pour ma part, ce qui m’a le plus interpellé au bout de ces deux heures et demie, c’est à quel point le dispositif s’est révélé lourd et au final peu digeste. Lourdeur d’abord de la démonstration car, à bien tout prendre, cette durée – bien généreuse pour un documentaire – ne s’est pas tant que ça au service de la compréhension dudit coup d’État.

A bien y regarder, les enjeux politiques sont très vite posés sans être véritablement creusés. L’étalement du documentaire sert moins à développer qu’à accumuler et à marteler un schéma binaire qui finit par se vautrer dans une lecture terriblement simpliste.

Car oui, force est tout de même de constater qu’entre les jolis morceaux de jazz et les quelques chansons d’époque engagées, on assiste à une polarisation du sujet qui se révèle surprenante de réductionnisme. D’un côté les méchants capitalistes et de l’autre les gentils anti-impérialistes. Et je trouve qu’il y a quand même quelque chose d’assez saisissant à voir des personnages historiques aussi sulfureux que Khrouchtchev, Sokharno ou Castro être résumés en de simples pourfendeurs de la cause émancipatrice des peuples opprimés.


Mais là où la pilule commence à devenir difficile à avaler, c’est quand finit par se clarifier les motivations de ce rapprochement de prime-abord singulier. Rappelez-vous : d’un côté les jazzmen étatsuniens et de l’autre le coup d’État contre Lumumba. Et si les quelques événements liant les uns aux autres pouvaient initialement faire espérer que tous ces fils allaient davantage se resserrer et se complexifier sur la fin du long-métrage, force est de constater qu’en définitive il n’en sera rien. Car plus le film avance et plus il révèle une volonté de plus en plus manifeste d’imposer son prisme sur l’époque plutôt que d’y apposer une loupe.

Son sujet, en fait, depuis le début, n’a jamais vraiment été Lumumba, mais bien comment quelques Afro-américains ont pu se saisir de son assassinat. Et c’est bien tout ce que cette Soundtrack cherche à nous marteler tout le long de ses 2h30, de manière un brin forcée, quitte à jouer le disque rayé, pour ne pas dire la mauvaise soupe de son époque.


Car au bout du compte, difficile de ne pas voir dans cet ouvrage bien monocorde, le triste aboutissement des lectures binaires qu’on nous inflige de nos jours. D’un côté les gentils et de l’autre les méchants. D’un côté la souffrance et de l’autre l’absence de sentiment. D’un côté la lutte des races et de l’autre ni plus ni moins que des nazis (car oui, en bout de course, c’est bien à ça qu’on arrive).

Et le pire dans tout ça, c’est qu’à vouloir coller à ce point à la ligne de l’agitprop décolonial, Johan Grimonprez en vient non seulement à desservir son corpus documentaire comme il en vient aussi à trahir son sujet. Parce qu’en effet, on ne saura nier d’un côté qu’il y a eu un vrai travail pour collecter images, bandes sonores et autres témoignages ; images, bandes sons et témoignages qui savent justement rappeler la réalité d’une violence coloniale, de son enlacement réel et profond avec le logiciel raciste et d’à quel point les États-Unis et ses alliés sont, en tant que puissances, l’émanation de cet impérialisme-là. Seulement, à tout mélanger, mettant sur le même plan les déclarations officielles à des affirmations catégoriques et personnelles produites par qui-on-voudra, cette Soundtrack semble prête à faire feu de tout bois tant que ça va dans le sens de sa lecture en noir et blanc surexposés.


Mais le plus malheureux dans toute cette histoire, c’est qu’à se montrer si préoccupé de jouer jusqu’à l’épuisement sa partition d'homme blanc qui s’est bien repenti, Johan Grimonprez passe totalement à côté du sujet qu’il prétendait pourtant traiter : ce coup d’État permanent perpétré à l’encontre de l’Afrique. Car à tirer sans cesse sa couverture vers l’Occident, ce documentaire finit par éclipser une bonne partie ce qui faisait pourtant tout l’intérêt de traiter l’histoire d’un tel continent en une telle période.

Dans ce film, le panafricanisme d’Afrique apparait comme le vrai parent pauvre, tant le nombril occidental vient au bout du compte dévorer toute l’attention, et cela malgré l’effervescence politique des pays voisins.

Jamais vraiment Lumumba ne sera positionné politiquement par rapport à ses homologues ghanéens et guinéens qui ne sont qu’à peine cités, et encore moins auprès de ses homologues maliens et voltaïques qui sont tout bonnement ignorés. Au lieu de cette exploration-là, le parcours politique de Lumumba y est ici réduit en celui d’un gentil distributeur itinérant de bières (?) proche du peuple qui a soudainement pris fait et cause pour l’indépendance de son pays. En termes de dépolitisation de l’Histoire, difficile de faire pire.


Dommage donc. Triplement dommage, même.

Il y avait dans ce film une audace d’approche, un sujet loin d’être inintéressant et surtout un vrai sens du swing susceptible de nous faire ressentir l’intense agitation politique de cette époque-là…

Seulement voilà, submergé qu’elle a été par la volonté de repentance lourdasse de son auteur, cette Soundtrack, loin de mettre en musique la période, n’a fait que la dissoudre dans un rythme binaire totalement aliénant, bien plus soucieux de citer Saint-Malcolm et de clavarder dans ses sous-titres et ses bannières le fameux « n word » dont il convient désormais de taire le nom, plutôt que d’apporter l’outillage culturel nécessaire afin d'aborder convenablement cette période riche d’événements et d’enseignements.

Au bout du compte, le dispositif formel, loin d'apporter un souffle opportun et bienvenu, est plus apparu comme une distraction bordélique afin de mieux semer la confusion et faire avaler la pilule de la bonne doctrine.

Manifestement l’intelligence, la culture et la réflexion ne sont pas les marques de notre temps. Et il est bien dommage qu’une œuvre disposant d’un tel potentiel finisse par nous le rappeler, une fois de plus, aussi tristement.

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le 11 oct. 2025

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