1996, quelque part en Angleterre.
Une école spécialisée pour adolescents "difficiles", au bord de la fermeture.
Un jour unique. Une équipe télé vient filmer un reportage. Le proviseur, Steve, apprend dans la même matinée que le centre sera fermé, vendu, rationalisé.
Steve, directeur, épuisé, tente de maintenir le fragile équilibre d’un lieu que l’administration a déjà rayé des comptes.
Tim Mielants filme à hauteur de souffle, à une demie paume des visages : caméra portée, pas de distance de sécurité. Chaque plan sent le désordre : surveillants qui négocient, dossiers qu’on empile pour masquer le manque de moyens. Rien d’héroïque, rien d’orné. Juste la matière lourde du quotidien : la fatigue des corps, la nervosité, la volonté d’un homme qui refuse que ça s’effondre sous sa garde. L’établissement devient un site d’arbitrage entre ce qui coûte trop et ce qui rapporte peu, avec au milieu des gamins qui n’ont plus le droit à l’erreur. La visite de l’équipe télé dit la même chose : le spectacle de la "gestion de crise” au risque de confisquer la parole à ceux qui vivent la crise.
Cillian Murphy joue sans effet. Il ne sauve personne. Il gère, il encaisse, il flanche un peu, il prend sur lui et c’est là tout le drame : il incarne la fatigue politique d’une génération de travailleurs du social et de l’éducation confrontés à la dérégulation néolibérale. Il absorbe tout, les colères, les angoisses, les gestes violents. Il avale aussi les calmants, parce qu’il n’y a pas d’autre soupape. Il montre un monde managérial qui a roulé sur l’éducatif.
Steve montre le coût humain de cette mutation : la précarisation des éducateurs, la dépossession des jeunes, la gestion à la place de l'accompagnement social. Ce n’est pas un héros, c’est un travailleur épuisé qui survit dans un système qui n’a plus de place pour les défaillances humaines.
La caméra ne cherche pas la beauté, elle cherche la preuve, elle semble épouser l'embrasement permanent que l'administratif efface. Chaque plan dit la même chose : tout ce qui tient encore, tient par les gens, par l'effort collectif, grâce à une poignée de salariés sous-payés qui refusent de renoncer.
Reste une question de point de vue : le roman original (Shy de Max Porter) racontait l’histoire du jeune garçon. Le film déplace le centre vers le proviseur.
Ce glissement donne au spectateur le point de vue du salarié, celui qui essaie de réparer. Mais il a un coût politique : la voix de l’élève devient périphérique, réduite à quelques fragments.
On gagne en représentation de la responsabilité, on perd un peu la colère adolescente, la parole de ceux qu’on dit "irrécupérables”.
Ce déséquilibre fait partie du film : c’est une œuvre sur l'accompagnement rendu impossible par la structure qui le réclame.
Le film est une autopsie d’un service public anglais qui se délite. En filigrane, c’est toute la politique des années 1990 qui remonte : l’Angleterre de l’Ofsted, des comptes-rendus de performance, des écoles gérées comme des entreprises. Les élèves deviennent des indicateurs, des KPI, les profs des exécutants, les bâtiments des actifs. Quand le reportage télé entre dans le décor, c’est la boucle complète : la souffrance devient contenu, la détresse un angle de programme. Et pourtant, il reste un peu de lumière. Pas d’optimisme, pas de rédemption. Juste quelques regards, quelques zones de dialogue.
Ces moments minuscules, Mielants les filme sans emphase, comme s’il savait que le miracle, c’est juste de continuer.
À la fin, rien n’est réparé. L’école fermera, les caméras partiront mais il restera cette évidence :
ce qui tenait ensemble, c’était eux : les corps, la solidarité, la patience.
Et c’est peut-être ça, le sens politique le plus juste du film : rappeler que la dignité n’est pas une posture, c’est un travail collectif que le pouvoir central ne saura jamais comptabiliser.