Still Life s'insère remarquablement bien dans le courant cinématographique chinois du début du XXIe siècle, que l'on pourrait qualifier de nouvelle vague critique, sociale et pessimiste, aux côtés de So Long, My Son (2019, Wang Xiaoshuai), An Elephant Sitting Still (2019, Hu Bo), Black Coal (2014, Diao Yi'nan), Un grand voyage vers la nuit (2018, Bi Gan), et pourquoi pas Séjour dans les monts Fuchun (2020, Gu Xiaogang). Ne serait-ce qu'à l'échelle de la filmographie de Jia Zhangke, le fil rouge est très prononcé et les mutations stylistiques sont également bien présentes : trois films dans les années 2010 en témoignent tout particulièrement, ses trois derniers à ce jour, A Touch of Sin (2013, pour le versant le plus frontalement sombre), Au-delà des montagnes (2015, celui avec lequel le présent film dialogue le plus en termes de progression narrative et de spécificités de mise en scène), et enfin Les Éternels (2018, le plus ambitieux et sans doute le plus clivant).


Un état des lieux aussi partiel que subjectif, mais qui me permet de circonscrire le cadre de Still Life à l'observation de l'évolution récente de la Chine de la part de quelques cinéastes partageant une certaine vision (voire certaines facilités pourrait-on dire, dans un accès d'acerbité). Décor géographique, politique et historique de choix pour évoquer ces mutations : la construction du barrage des Trois-Gorges, mis en service entre 2003 et 2012, constituant avec ses 600 kilomètres de longueur de retenue d'eau la plus grande centrale hydroélectrique du monde. Dans cet écrin viennent se loger deux trajectoires presque parallèles, dans la ville de Fengje en amont du barrage : San Ming part à la recherche de son ex-femme et de sa fille qu'il n'a pas vues depuis 16 ans, mais il découvre que le quartier où ils avaient vécu est désormais en grande partie englouti sous les eaux ; Shen Hong, quant à elle, cherche son mari disparu depuis deux ans, introuvable. Cette dernière est d'ailleurs interprétée par Zhao Tao, actrice fétiche du réalisateur.


Cette thématique de l'eau engloutissant le passé et les vies à l'initiative d'une décision gouvernementale, à forte tendance métaphorique, fait écho au film russe Les Adieux à Matiora, réalisé par Elem Klimov en 1983. Si les motivations des deux personnages principaux resteront délibérément floues, les conséquences sont en revanche beaucoup plus concrètes, puisqu'à la destruction de villages entiers (beaucoup d'ouvriers embauchés pour démolir les habitations restantes avant submersion tout au long du film) se joint le déplacement de populations et deux quêtes amoureuses, entre construction et déconstruction. Le paysage disparaît, peu à peu grignoté, tandis que deux personnes esseulées sondent les environs. Sans être convaincu par les passages surréalistes (comme par exemple cette habitation qui s'envole soudainement dans le ciel telle une fusée) en rupture totale avec le ton général, et sans être subjugué par la description de cet autre versant du miracle économique, il y a toutefois chez Jia des questionnements pertinents, liés à l'incommunicabilité, qui le rapprocheraient d'un Antonioni asiatique contemporain. Le jeu des correspondances entre les deux parcours, la mélancolie diffuse irriguant l'atmosphère, mais aussi l'influence de la technologie de l'ère moderne (en dehors des postures d'auteur un peu lourdes) construisent un univers vraiment hypnotisant dans ces lieux particulièrement évocateurs.


http://www.je-mattarde.com/index.php?post/Still-Life-de-Jia-Zhangke-2006

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le 7 oct. 2021

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