Un week-end en famille. C’est tout ce que nous promet Still Walking, le sixième film d’Hirokazu Kore-eda, et c’est déjà beaucoup tant sa mise en scène est une petite orfèvrerie de l’intime et de l’universel.


Il a d’abord cette manière très sobre et simple de nous faire comprendre les nombreux points de tensions qui vont parcourir cette réunion familiale : le souvenir du fils aîné Junpei que la mort a béatifié ; le chômage de son frère Ryo qui peine à trouver sa voie ; la présentation de sa compagne à ses parents, Yukari, jeune veuve et mère d’un enfant ; la retraite de médecin forcée de Kyohei, patriarche ombrageux et aigri ; ou encore la douce démence de la mère traumatisée par la perte d’un de ses enfants… Au final, dans la famille Yokoyama, il n’y a guère que la sœur cadette Chinami qui semble équilibrée, plutôt heureuse avec ses enfants rieurs, et son mari à l’humour un peu lourd, mais tout de même attachant.


Comment ne pas reconnaître quelque chose de soi-même quand on voit Ryô et sa petite famille recomposée arrivés à reculons, la cuisine que l’on prépare depuis des heures, l’envie de plaire à sa belle-famille, la timidité d’Atsushi (le fils de Yukari) qui au départ reste dans les pattes de sa mère puis fini quand même par jouer avec ses nouveaux « cousins »… Il fait beau, les enfants peuvent sortir et jouer dans la rue pendant que les adultes traînent à table, on sort les vieilles photos, on discute, le temps s’étire sous l’effet de la douce léthargie provoquée par la conjugaison de la digestion et de l’alcool, mais tout de même au fond réside un petit malaise. Celui des non-dits (Ryô ne dira rien de son chômage même si ses parents se doutent bien de quelque chose), des conflits larvés (entre Ryô et son père qui n’a jamais accepté que son fils prenne une autre voie que la médecine), des regrets, des choses qu’on a pu dire et qu’on ne fera jamais. Alors bien sûr qu’il y a quelques petits accrocs, des heurts, des regards et des mots durs, mais il n’y aura jamais de grandes explications verbeuses, des cris, des pleurs. Rien ne sera résolu, rien ne sera oublié, rien ne sera vraiment pardonné. Avec une justesse infinie, Kore-eda capte ces instants de vie dans toute leur complexité et l’on oublie jamais de rire malgré les difficultés que l’on peut avoir, les uns les autres, à se comprendre.


Alors qu’est-ce qui les pousse les Yokoyama à vouloir se réunir chaque année le temps d’un week-end ? Le poids de l’habitude, de la morale qui pousse à faire sa bonne action familiale ? Il y a bien sûr un peu de tout ça, mais là où le film est fort c’est qu’il montre surtout beaucoup d’amour. Alors oui, un amour qui n’est pas forcément des plus démonstratifs, mais qui passe par des gestes, des attentions, des véritables instants de cinéma. Celui que l’on porte pour ses parents par exemple qui, par la force des choses, vieillissent et finiront par mourir. Comment montrer ça au cinéma, de cette peur du vide qui réside au fond de soi ? Dans la première moitié du film, Ryô part nettoyer une sorte de pastèque dans la salle de bain et remarque en faisant couler l’eau que l’on vient d’installer une barre de force à côté de la baignoire. Il la regarde, l’empoigne avec sa main, et une foule d’émotion et de pensée nous traverse : la meurtrissure de l’âge, le combat vain pour se débrouiller encore seul, la proximité de plus en plus aiguë avec la mort, et bientôt la perte de ceux qui ont fait, malgré tout, ce que nous sommes. Je pourrais bien sûr parler de beaucoup d’autres magnifiques scènes notamment autour de la mort du fils aîné et de la douleur de ce deuil dans laquelle la mère s’est entièrement engouffrée, jusqu’à se comporter d’une manière tout à fait cruelle avec l’homme que Junpei a sauvé aux dépens de sa propre vie. Là encore, la caméra ne juge pas, les plans ne sont ni voyeurs, ni étouffants, et l’on ressent une grande confiance du réalisateur dans sa mise en scène, dans sa façon de faire ressentir des émotions par l’espace qu’il accorde aux acteurs pour créer de l’authenticité, des postures, des expressions et des dialogues qui sonnent vrai. Je pourrais aussi évoquer le bel amour de Ryô pour Yukari malgré la réticence de sa mère et la rigidité des conventions morales, de la relation qu’il essaye de tisser tant bien que mal avec son fils, et de ce que c’est de s’apprivoiser mutuellement avec ce qui n’est ni votre père, ni votre enfant. J’ai trouvé tous ces moments absolument sublimes.


Avec ce beau mélange de complexes, de traumatismes, et de rancœurs à peine avouées, il aurait suffi d’une petite étincelle pour déclencher la grande série des explosions et des règlements de comptes, pour bien montrer à quel point rien ne va dans cette famille qui semble dysfonctionnelle en tout point (Juste la fin du monde de Xavier Dolan, au hasard…). Et c’est bien là qu’est le génie de Kore-eda : nous ne sommes pas chez les fous (où plutôt ce qu’on en fantasme), nous sommes bel et bien dans une famille, avec tout ce que cela comporte de tragique, de drôle, de pathétique, d’étouffant, de gênant, et de beau, tout simplement.

cortoulysse
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le 9 avr. 2024

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