"You're anything but a simple woman, Francesca."

Il fait une chaleur étouffante, suffocante en ce mardi de l'été 1965. Tout semble se consumer sous le Soleil ardent qui irradie l'Illinois ; les champs de blé sont secs, l'air est aride, âcre et brûlant. Pourtant, en ce mardi de l'été 1965, Francesca Johnson espère bien se reposer : son mari, son fils et sa fille sont partis pour quatre jours, la laissant (enfin) seule, prête à profiter de cet éphémère répit pour ne pas être que la gentille mère de famille avenante et cuisinière qu'elle est depuis une vingtaine d'années. Cependant, Francesca était loin de s'imaginer à quel point elle allait profiter de ces quatre jours qui, comme elle le dira, "ont le goût de toute une vie", mais une vie rêvée, presque fantasmée. Car ce jour-là, elle va rencontrer un photographe vieillissant, Robert Kincaid, véritable électron libre de cette seconde moitié de XX° siècle : divorcé, sans enfant, sans routine, il a voyagé partout, rencontré tout le monde, mais ce qu'il ignore c'est que son plus beau voyage et sa plus belle rencontre sont sur le point de commencer. Une rencontre disais-je : d'abord formelle, sur une direction à emprunter, puis plus fugace, sur une cuisse à peine effleurée ; un regard aussi. C'est ainsi que commence une idylle passagère et pourtant éternelle pour ces deux amants, qui, comme nous le savons dès le début, se termine (en quelque sorte) avec leur déchirante séparation.


Et cette aventure ne sera que physiquement fugace, parce que nous sommes en 1965, et en ce temps-là, on a des valeurs à respecter : famille, mariage, stabilité, réputation, de beaux et grands principes qui sont autant de carcans qui ne font qu'engoncer les désirs de nos deux amants. Vous vous imaginez, une ménagère quadragénaire partir à l'aventure en laissant mari et enfants derrière elle pour une amourette malheureuse avec un vieux beau de passage, instable, probablement hippie (et sans doute communiste) ? Non non, ce n'est pas une vie pour une femme de vivre, voyons. Entendons-nous bien : elle n'a rien à reprocher à son mari aimant, à ses enfants ados un brin taiseux, mais cela ne correspond pas à ses rêves amenés d'Italie. Pourtant c'est ce qu'elle a, et elle va s'y accrocher, parce que l'on ne vit pas deux vies, pas à l'époque en tout cas, ou alors seulement une seconde vie de quatre jours, intense, cachée (jusque dans un bar issu de la ségrégation), à la fois finie et infinie. Alors elle s'accroche à la certitude de cet amour qui durera sans jamais plus se manifester, jusqu'à la mort de son mari. Parce que malgré tout, même si elle ne l'aime pas, c'est lui son mari, et c'est elle le ciment de la famille : c'est elle qui sait ouvrir et fermer ce fichu tiroir qui ne fonctionne jamais, c'est elle qui sait faire la cuisine, c'est elle qui sait être souriante et gentille quand il le faut. C'est celle qui regrette, mais en silence, parce que c'est aussi et avant tout celle qui rêve. Et c'est quand elle doute de sa vie bien tranquille qu'elle ne parvient plus à l'ouvrir, ce fichu tiroir.


Alors il serait possible de pointer du doigt le tableau au vitriol d'une famille américaine lambda des années 60, et même sa réception dans les années 80 par les enfants de Francesca, pour qui la situation est presque équivalente. On pourrait dire que le portrait de la femme dénonce son asservissement docile à la famille et au mari. Mais la femme dans ce film, c'est bien plus que cela : c'est une vie rêvée mais jamais réalisée pleinement, sauf pendant quatre jours, quatre tout petits jours. C'est une force impressionnante capable d'admettre que les sentiments ne guident pas la raison, même si, parfois, on aimerait bien, mais que quand on a quarante et soixante ans, on ne fait plus que rêver.
Et c'est finalement le plus bel enseignement qu'elle aura donné à ses enfants qui, d'abord profondément choqués (surtout le fils, comme par hasard), comprennent que la communication est importante, et qu'il ne suffit pas de se bercer d'illusions et de non-dit pour vivre.


L'éclairage, la bande son, le découpage de la narration, l'immense complicité entre Meryl Streep et Clint Eastwood sont autant d'ingrédients pour la recette réussie qu'est ce film. Un seul bémol : une voix off par trop intrusive (comme souvent), notamment dans la scène du bain, qui aurait gagné en érotisme en étant plus suggestive.
Ce film est beau, bien loin de la simple mièvrerie sucrée qu'on m'a parfois décrite ; intelligent et profond, d'autant plus "surprenant" si l'on peut dire que Clint nous avait jusqu'alors habitués à des films plus violents. En somme, une bien belle surprise, pleine de larmes (ce qui m'arrive rarement) et de justesse.

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le 28 mars 2016

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Xavier Petit

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