Chacun a déjà connu ce sentiment, cet étrange sentiment qui nous anime lorsque, au cours d’une vie de cinéma, une œuvre ressort drastiquement du lot. Une œuvre dans laquelle on décide très vite de revenir se lover, et ce pour les jours, mois ou années qui suivent. Une œuvre, qui, au-delà de sa simple qualité, parvient à détenir cet ingrédient secret tant convoité, qui garantit ce goût constant de revenez-y. Et, alors que le lecteur donne l’impression rendre son dernier souffle à chaque fois que l’on y réinsère religieusement un disque rayé par une foultitude de visionnages, notre sourire, lui, reste intact face à ces images qui ne perdent jamais l’impact magique qu’elles ont eu sur nous depuis le début. L’envie de partager cet amour avec le reste du monde devient souvent irrésistible, mais paradoxalement, bien trop frustrante. En effet, comment poser sur papier ce qui, pour notre regard isolé, demeure une relation intime, qui tient parfois presque de l’indicible ? Écrire sur celle-ci ne serait-il pas, par la même occasion, risquer d’entacher ce lien ?


Malgré ces réflexions, qui paraîtront probablement futiles pour beaucoup, votre humble serviteur a décidé de se livrer à cette tâche ardue, en consacrant les quelques paragraphes qui vont suivre à un des longs-métrages qui l’a étroitement accompagné durant ces dernières années. Ce film qui, depuis maintenant trois ans, continue de me réconforter est donc le Swiss Army Man des Daniels.


Pourtant, aux premiers abords, Swiss Army Man peut aisément laisser penser à une mauvaise blague, que deux sales gosses auraient élaboré après un verre de trop. De fait, qui n’a pas haussé un sourcil quand, dès les premières minutes, Paul Dano chevauche le cadavre pétomane de Daniel Radcliffe ? Néanmoins, si la confusion peut facilement s’emparer du plus circonspect des spectateurs, il demeure cette curieuse sensation, lorsque la musique s’emballe, que le montage s’accélère et que le fessier de Daniel Radcliffe est fièrement exhibé par la caméra des deux réalisateurs. Aussi inattendu que cela puisse paraître, l’impression d’assister à un vrai morceau de cinéma est belle et bien présente, à mesure que la séquence d’introduction atteint un stade euphorique.


À l’instar du protagoniste interprété par Paul Dano, nous regardons, incrédules, cette machine improbable qui parvient miraculeusement à fonctionner et à avancer contre vents et marées. Hank n’est pas tant un simple personnage de fiction que le spectateur lui-même, qui décide d’adhérer à cette entreprise invraisemblable. Monter sur le dos de ce cadavre devient donc, pour l’audience, un rite de passage, au cours duquel Daniel Scheinert et Dan Kwan nous posent une simple question : « êtes-vous prêts à accepter notre proposition » ?


Cependant, sous son apparente extase, l’introduction de Swiss Army Man cache déjà la noirceur d’une œuvre qui ne délaisse jamais un regard critique sur le monde qui l’entoure. La joie qui anime Hank durant ces premières minutes n’est finalement là que pour dissimuler une solitude et une tristesse qui ne demandent qu’à être avoués. Manny, le corps sans vie qui très vite retrouve la parole, agit ainsi comme une prise de conscience pour son camarade. En articulant tous ses dialogues autour des bases de la société et des règles de la vie que Hank essaye d’instaurer à un Manny amnésique et déconnecté du réel, les Daniels cachent, sous l’apparente simplicité du processus, une narration parfaitement huilée.


Les explications du premier deviennent, face aux questions naïves du second, un moyen de réaliser en quoi lui, et le monde entier s’enferment dans des normes et tabous en tout genre, qui les coupent progressivement les uns des autres. Dans ce dialogue de « sourds », une émotion brute pointe doucement le bout de son nez, à mesure que l’introspection de Hank se tourne vers une intimité déconcertante. Déconstruire le concept de « normalité » devient, pour le protagoniste et l’audience, un moyen de comprendre comment ce dernier limite notre capacité à agir, à communiquer. Tout le développement de Hank visera alors à retrouver cette connexion avec autrui et, plus précisément, avec l’être aimé, auprès duquel la prise de paroles n’est pas/plus possible, tandis que celui de Manny conduit vers une désillusion inévitable, où l’utopie qu’on lui a construit devra se confronter à la triste réalité.


Plus qu’un simple pamphlet qui s’évertuerai à critiquer chaque fondement sociétal sans jamais proposer aucune alternative, Swiss Army Man trouve également sa pureté dans le portrait sincère qu’il fait de l’art, comme échappatoire au réel. Ainsi, la société idéale que fantasment les deux protagonistes se fait par la création. Des décors aux personnages qui les entourent, chaque élément qui jalonnent la progression de Hank et Manny est bâti par leur simple imagination, avec le peu qu’ils ont sous la main. Difficile de ne pas voir un rapprochement entre les deux héros et les Daniels, deux artisans biberonnés par le cinéma des années 80/90, qui construisent petit à petit leur film avec le maigre budget qu’on leur a offert. C’est la mise en scène qui permet ce retour progressif à la vie pour le personnage de Daniel Radcliffe et qui offrent tous les instants de joie que partagent les deux hommes, notamment lors de cette sublime séquence du bus, durant laquelle l’amour naît grâce à cette dernière. Par celle-ci, les Daniels construisent leur microcosme rêvé. Celui où chacun est comme il le souhaite, où le jugement n’a pas lieu d’être et où chaque tabou devient un acte d’une pure banalité.


Une notion de mise en scène que Swiss Army Man applique aussi à sa romance, l’une des plus belles qu’il m’ait été donné de voir sur grand écran. Sous la fausse amitié, Daniel Scheinert et Dan Kwan croisent le regard de deux êtres qui cherchent leur âme sœur, sans jamais comprendre ou s’avouer qu’elle se trouve à leurs côtés depuis le début. Pour l’un comme pour l’autre, la libération des sentiments se fait ainsi par cet abandon du masque qu’ils s’étaient construit et que, malheureusement, la société voudra toujours qu’ils portent, comme le montre un dernier acte qui abandonne tout espoir.
À l’issue de la séance, reste donc un doux souvenir. Celui d’un amour qui aurait pu exister loin des regards, loin des foules, loin de ce qui est « normal ». Bref, loin de notre monde.


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PaulPnlt
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le 13 févr. 2021

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