Taipei Story investit l’Histoire récente de Taïwan par le prisme de l’intime, dévoile la confusion politique d’une société gangrénée par la précarité, l’industrialisation galopante et le multiculturalisme – en ce que la ville de Taipei apparaît tiraillée entre des traditions chinoises et japonaises d’une part, liées à l’occupation des deux puissances correspondantes, et le soft power américain d’autre part avec, notamment, le rock’n roll, le cinéma et la publicité – en épousant le point de vue principal d’un couple qui se délite.
L’intelligence du long métrage consiste alors à s’emparer de deux personnages contraints d’évoluer dans des cercles fermés et dans une routine qui vont subitement imploser au contact de l’extérieur : le voyage aux États-Unis pour Lung, la virée entre amis qui conduit Chin à éprouver une liberté qui la galvanise et l’effraie à la fois. Aussi, tous les deux subissent le revers de ce qui pouvait apparaître comme une bénédiction : si la culture américaine se greffe à celle de Taïwan, cette greffe demeure insatisfaisante et plonge l’homme et la femme dans un trouble sentimental insoluble. Edward Yang accorde un soin particulier aux objets de l’Oncle Sam : des affiches de Marilyn Monroe, des jouets en forme de cannette de soda, une boîte de céréales Quaker, un bidule à l’effigie de Charlie Chaplin.
La société taïwanaise devient un carrefour d’influences hétérogènes que le cinéaste incarne en une forme d’avant-garde, pleine d’innovations et de trouvailles ; celui-ci ne divulgue toutefois pas la violence que fait endurer un tel bouleversement aux personnages dont les rêves s’étiolent à mesure que l’écart entre eux se creuse. « L’illusion que tout peut recommencer », voilà l’adage qui synthétise l’échec et des projets entrepris par Chin et Lung et de cet eldorado factice qu’est l’Amérique, réduit à l’état de « panacée » - comme le mariage d’ailleurs, remède auquel s’accroche Chin. Une grande désillusion subtile et magistralement mise en scène par Edward Yang.