2e long-métrage de l’américain Jeff Nichols, après le viscéral « Shotgun Stories » en 2007, « Take Shelter » est ni plus ni moins qu’une petite révolution du film catastrophe. Présenté au Festival de Cannes 2011 – en même temps qu’un certain « Melancholia » de Lars Von Trier qui n’en est pas si éloigné – ce film sur la névrose et la folie d’un américain moyen persuadé qu’un cataclysme va s’abattre sur sa famille propose des visions d’une beauté sidérante. Proche de Terrence Malick, Nichols lui emprunte la merveilleuse Jessica Chastain, qui y est aussi merveilleuse que dans « Tree of Life », mais il reprend surtout de l’immense réalisateur-poète un don pour filmer la nature : le format scope du film épouse à merveille des ciels, tantôt sereins, limpides, tantôt furieux et lourds de nuages menaçants. Ces cieux (la connotation religieuse est ici acceptable) écrasent littéralement la terre. Les branches ploient et s’agitent, le vent et les oiseaux tourbillonnent, la terre est forée, la mer révoltée, et les individus cherchent un abri. En somme, à travers ces formidables images d’éléments naturels en paix ou le plus souvent déchaînés, Nichols donne à voir le sublime tel que le pensait un Kant ou que le reprirent les transcendantalistes américains, dont se réclame justement Malick.


Outre cette lutte désespérée entre l’homme et les forces du monde qui le dépassent, le film se pare d’un propos social et politique pertinent, puisqu’il tire un portrait alerte de l’Amérique profonde pendant la crise économique. Climat délétère jusque dans les foyers, qui ont du mal à joindre les deux bouts et où la confiance entre époux ou amis est de plus en plus fragile. Ainsi tout le monde abandonne Curtis a lui-même et à ses peurs, ce qui le pousse à se rapprocher de sa mère, schizophrène, paranoïaque et seule elle aussi. Curtis perd ainsi confiance en lui-même, puis son meilleur ami, son travail et manque de perdre sa femme. Belle résolution du film que cette prodigieuse séquence souterraine, sorte de catabase et de parenthèse pour reconstruire le foyer familial. Vainqueur de cette épreuve, le héros fait face à la réalité de ses hallucinations, au sens propre comme au sens figuré, dans un double final rationnel puis ambigu en diable.


La plus formidable représentation par le film de cette peur viscérale qui étreint Curtis, c’est le talent avec lequel Nichols construit ses séquences cauchemardesques. La première ouvre le film, et l’on peut croire alors que c’est la réalité et non un rêve, puis toutes les suivantes débarquent à l’impromptu, de plus en plus folles (meubles qui volent, amis assassins), ayant un même objet (la peur que quelque chose arrive à sa fille sourde) et trouvant une même résolution : Curtis se réveille, en nage. Le flou entre rêve et réel est consommé par l’ingérence de premier sur le second : Curtis « vit » ses visions, elles s’inscrivent dans sa chair, déforment ses traits, lui font mal, le font saigner, suer, étouffer. Un rôle complexe qu’incarne le stupéfiant Michael Shannon, à la fois bouleversant et inquiétant. Et dans ce maelström de sensations, les frontières dérapent et la réalité devient rêve : les oiseaux foncent sur le père et sa fille, les eaux se soulèvent, de l’huile de moteur tombe du ciel. Pluie d’enfer et pluie de prix méritée pour un film envoûtant et profondément dérangeant.
Krokodebil
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le 13 mai 2013

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