La radicalité du projet a de quoi effrayer. Pas moins de 5 corridas filmées en plans fixes, entrecoupées de longs moments où le toréador Andres Roca Rey médite dans sa bagnole et se prépare au combat dans sa chambre d’hôtel. Pourtant, je ne me suis pas ennuyé une demi seconde, tant ces images à première vue anodines, en disent énormément sur la corrida et sur ses participants. Rares sont les documentaires à traiter ce sujet épineux pour ce qu’il est réellement, c’est à dire non pas comme l’exécution barbare d’un pauvre taureau sans défense, mais bien comme un combat à mort entre l’homme et l’animal. Un combat certes toujours à l’avantage du toréador, mais au cours duquel ce dernier risque bel et bien sa vie.
Dès lors, même le plus vegan d’entre nous pourra au moins comprendre l’excitation des autres à voir cette imposante créature frôler sans cesse la frêle corpulence de son assaillant. Ce frisson que l’on ressent à observer un quidam risquer sa vie devant nos yeux, le soulagement que nous avons à le voir survire, ainsi que le plaisir malsain qui s’empare de nous lorsque nous voyons un simple humain triompher d’une bête faisant 3 fois son poids. C’est précisément cela que viennent chercher les amateurs de corrida et ce sont ces mêmes ressorts qui nous maintient en haleine durant les longues séquences d’affrontement.
Malgré l’apparente répétitivité des combats, chacun d’entre eux possède sa petite spécificité : Un toréro obligé de faire le beau pour compenser la mollesse de son adversaire ; un taureau plus combatif réussissant presque à embroncher son assaillant, un combat à l’exécution foiré, un autre où les passes magistrales s’enchaînent malgré la crainte perceptible sur la figure d’Andres Roca ect… Le réalisateur offre ainsi un bel aperçu de tout ce que la corrida peut offrir en terme de grand spectacle, sans pour autant participer de près ou de loin à son iconisation. Car le dispositif filmique (trois caméras filmant au plus près de l’action) ne laisse aucune place à l’arène ou au public, afin de représenter l’affrontement de manière brute, sans son enrobage de spectacle vivant. Aussi, privé de sa majestueuse arène et de sa foule d’adorateurs, le toréro paraît alors bien ridicule lorsqu’il nargue sa proie avec ses grossières mimiques de kéké. Ses mises à mort en revanche n’en sont que plus glaçantes, car si elles sont difficilement perceptibles depuis une arène, elles sont ici filmées plein cadre et en très gros plan, offrant une vue imprenable sur le regard épuisé de cet animal, écorché vif et rendant son dernier souffle dans une gigantesque marre de sang.
C’est là que le dispositif d’Albert Serra dévoile toute sa pertinence. Il rend compte de l’exploit réalisé par le toréador, tout en mettant en lumière l’horreur de sa funeste finalité. Et celle-ci est si frappante que l’on en vient naturellement à questionner la légitimité d’un tel spectacle, d’autant plus lorsque les motivations des participants apparaissent au grand jour.
On ne saura rien sur la vie privée d’Andres Roca ou de ses coéquipiers, ni sur les raisons qui ont pu placer la corrida sur leur chemin. En revanche, ce l’on entrevoit d’eux pendant et en dehors des combats montre avec précision la dynamique de leur relation. Le toréador apparaît comme le chef de meute, autour duquel gravite toute sa cour de flagorneurs, vantant sans cesse les exploits de leur leader, même quand celui-ci ne se montre pas à la hauteur de sa réputation. Aucune passion apparente pour la discipline, aucun respect pour le taureau décrit comme “mauvais” dès lors que celui-ci essaye de résister à son bourreau. Ce boys club ne semble motiver que par une seule chose : étaler leurs énormes cojones à la face du monde !
La voilà la vraie raison de tout ce cirque. Offrir à un kéké en mal de reconnaissance, la possibilité de briller en se mesurant à plus fort que lui.
Est-ce que cela justifie la maltraitance d’un animal, même quand le spectacle transcende les piètres aspirations de ses participants ? Le film a l’intelligence de ne pas assener de réponse ferme et définitive. Laissant à son spectateur tous les éléments pour qu’il puisse lui-même répondre à cette question. Et il serait judicieux de conseiller à nos députés le visionnage de ce documentaire lorsqu’ils auront eux aussi à en débattre.