Dans la cohorte des films au pessimisme acerbe sur l’état de la Russie (Faute d’amour) et de ses satellites (Le letton Out, l’ukrainien Une femme douce), Cannes 2017 aura présenté au Certain Regard son candidat bulgare.


Taxi Sofia, (titre français qui surfe sur le succès récent de Taxi Téhéran, qui joue sur le même principe) est donc un récit choral bien trempé dans son dispositif de mise en scène. Une nuit, cinq chauffeurs de taxi et autant de duos improvisés dans la capitale de la dépression européenne. À la suite du suicide d’un collègue, fait divers qui ne cessera d’être évoqué à la radio dans les véhicules, les différentes courses vont proposer un regard panoramique un peu systématique et à l’impact variable.


Le principe scénaristique est loin d’être inintéressant, et la variation des chauffeurs permet un dynamisme qui manquait justement à son aîné iranien. Mais Stephan Komandarev se croit obligé de procéder par plans-séquences, ce qui occasionne un temps réel à la durée parfois superfétatoire, ou des panoramiques brusques pour passer d’un interlocuteur à l’autre qui sont assez dispensables. Les mauvais esprits pourront se demander si le budget n’était pas suffisant pour s’offrir un monteur.


Passées ces quelques réserves sur le plan formel, la charge critique pleine d’amertume mais non dénuée d’autodérision est une proposition de voyage au charme corrosif. En bons héritiers de l’URSS, les Bulgares n’ont pas oublié l’humour comme arme défensive, et les différentes saillies sur l’état du pays occasionnent quelques perles bien senties : « En Bulgarie, on a deux options : le Terminal 1 ou le Terminal 2 », explique un chauffeur en route pour l’aéroport. Et un autre de surenchérir : « En Bulgarie, tout le monde est optimiste : les pessimistes et les réalistes sont partis ». Et un passager de répliquer à un curé qui fait des courses pour arrondir ses fins de mois : « Dieu a quitté ce pays depuis longtemps, avec un tiers de la population ».


De l’énergique duel entre un chauffeur père et une prostituée qui sèche le lycée au sauvetage très émouvant d’un prof de philo candidat au suicide sur le bord d’un pont, le récit égrène aussi quelques motifs de réactions, quelques ébauches d’actions dans ce marasme généralisé. On est loin de trouver des héros ordinaire, une séquence venant aussitôt en contrebalancer une autre, ou un motif dénier les possibles signes d’espoir.


Ainsi de cette façon de boucler la boucle par l’ultime passager en route pour l’hôpital pour se faire greffer le cœur du suicidé introductif : boulanger au chômage, il sera certes sauvé, mais pour rester dans une passivité forcée qui le pousse au cynisme, au point de renier le Dieu que lui propose le chauffeur en ces périodes tourmentées.


L’effet du film est donc ambivalent : il parvient à ses fins, dans la démesure où nous partageons pleinement le pessimisme généralisé ; mais deux heures de ce manège dans une ville dont le réseau ne véhicule que les plaintes et son autocritique font tout de même hâter le désir que la course s’achève.

Sergent_Pepper
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Politique, Social, Religion, Film dont la ville est un des protagonistes et Les meilleurs films où une ville est à l'honneur

Créée

le 12 oct. 2017

Critique lue 586 fois

9 j'aime

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 586 fois

9

D'autres avis sur Taxi Sofia

Taxi Sofia
tmt
9

Lutte des classes

Ca parle des inégalités économiques et culturelles en Europe de l'Est. Ça peut faire penser au récent Toni Erdmann. Et ça fait parler les gens de leur expérience par l'artifice des taxis. Ça fait...

Par

le 29 mai 2017

3 j'aime

2

Taxi Sofia
Cinephile-doux
8

Lutte pour la survie

Pour la plupart des bulgares, le rêve d'une vie acceptable a été remplacé par une lutte obstinée pour une survie primitive au quotidien. Précarité, inégalités croissantes, corruption omniprésente,...

le 15 oct. 2017

1 j'aime

Taxi Sofia
Flip_per
7

Critique de Taxi Sofia par Flip_per

Humour noir sévèrement grinçant dans cette fresque politico-sociale de la Bulgarie contemporaine, comparée à un cadavre, plus disposée à l'exil déjà bien amorcé qu'à une transplantation symbolique...

le 28 déc. 2023

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

767 j'aime

104

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

701 j'aime

54

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

615 j'aime

53