The Big Lebowski, ou comment harmoniser sa personnalité avec un tapis

L'introduction de The Big Lebowski est un modèle de mise en scène, et fait preuve d'une maîtrise sans faille de la mise en place des enjeux. Chaque information donnée forme un entonnoir dans lequel le spectateur s'engouffre, contre sa volonté.
Le Dude, par son allure, est présenté comme le chômeur le plus flemmard qui puisse exister. En un plan sur un chèque de 69 centimes, l'audience comprend son manque d'argent. Agressé par deux malfrats, il n'en faudra pas plus au spectateur pour en venir à des conclusions hâtives, amenées par des années de formatage des enjeux classiques de la narration : le Dude est simplement une petite frappe redevable d'une certaine somme d'argent à des malfrats bas de gamme, argent qu'il ne possède pas. Le film se baserait donc sur la nécessité du Dude de trouver une certaine somme d'argent.
Sauf que non. Les frères Coen se font un plaisir de détruire tout ce qu'ils ont construit lors de ces premières minutes, le tout de façon délicieusement absurde : un simple problème d'homonymie.
En une introduction, tout le film est là : la place des enjeux dans une vie sans ambition, et quelles sont les possibilités de réaction. La première réponse réside directement après cette scène, durant le générique. La réponse, c'est le bowling. Mais c'était sans compter sur la complexité du caractère humain.


À cette question, les frères Coen semblent donc également y répondre d'une autre façon, très freudienne.
Les trois personnages possèdent chacun une façon différente de répondre à cet événement :
-Donny, le simplet, s'extasiant devant tout spectacle, ne semblant que suivre ses envies primitives (qui ici consisteront simplement à jouer au bowling), ne se préoccupe nullement de la situation.
-Walter, et son obsession des règles, voulant à tout prix faire taire Donny ("Shut the fuck up, Donny"), cherche réparation. Le manquement aux règles inculquées par la vie en société se doit d'être puni.
-Le Dude, seul personnage mesuré dans sa réaction, semble être un équilibre entre ces deux aspects.


La réponse du Dude sera d'ailleurs la même que pour la plupart de ses questions : "Take it easy... Man". Mais Walter ne l'accepte pas, pour lui, il est important de sortir de sa zone de confort pour obtenir réparation lorsque la vie nous envoie différentes contraintes au visage.


Le Dude, dans une situation qu'il n'a pas choisi, s'aide donc de Walter pour s'en sortir. Mais ce dernier, par son obsession des règles (son idée de leurre lui vient lorsqu'il comprend la possibilité que la kidnappée ne suive pas les règles du crime en se kidnappant elle-même), plongera toujours plus le personnage dans une situation qu'il ne peut contrôler. Et ce, jusqu'à faire mourir le pauvre Donny.


Cette mort arrivant de façon assez inattendue, il paraît intéressant de se pencher sur ce qu'elle signifie.


La première chose à noter est que cette mort arrive durant un affrontement entre Walter et les nihilistes. On peut y voir un combat intérieur de la part du Dude : son surmoi et son obsession des règles tentent de le sauver de son envie de ne plus croire en rien. Ce nihilisme est à plusieurs reprise dans le film décrit comme castrateur. Il parait pertinent de mettre cette idée en parallèle avec l'une des répliques du Dude : à la question "What makes a man ?" du Big Lebowski (qui, à bien des égards, représente la vanité existante chez le Dude), l'anti-héros lui répondra : "A pair of testicles".
Cette notion de ne croire en rien de façon extrême est donc ce qui empêchera le Dude de devenir un homme. Car l'enjeu de l'arc narratif du Dude réside finalement ici : comment devenir un homme ?
La notion d'équilibre est ici primordiale. Le Dude, par des prédispositions à la flemmardise hors du commun, pourrait être attiré par le nihilisme. Il s'en remet donc à Walter pour le sauver de ce sort. Mais ce dernier, en prenant le pouvoir, finit par tuer sa part d'innocence, ses envies profondes, son ça, Donny.


Pourtant, le Dude, annonçant ses quatre vérités à Walter, finit par être embrassé par lui, et lui pardonner. "The Dude abides". Il se conforme, accepte son sort d'être humain aux multiples facettes, et ainsi peut jouer au bowling de façon sereine.


Et moi aussi, ça me rassure de savoir qu'il est là, jouant, parmi nous, les pécheurs par vanité. Et qu'il restera pour toujours disponible pendant deux heures, grâce à deux des grands génie du septième art contemporain. Deux heures salvatrice, comme une partie de bowling. "It's just a game", il dira quand Walter prendra encore les règles trop à cœur. C'est également juste un film. Mais existe-t-il quelque chose de plus libérateur qu'une expérience sans enjeux ?

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le 5 oct. 2017

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