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The Brutalist est une œuvre qui, tant par son fond que sa forme, assume frontalement l’opposition et la confrontation. Brady Corbet, qu’on attendait au tournant depuis des mois avec ce projet démesuré de 3h35, joue sur une certaine grandiloquence : tournage en VistaVision, découpage en actes et épilogue, entracte, références visuelles à l’âge d’or hollywoodien. Mais en parallèle, il refuse les codes marketing traditionnels et propose un film taillé pour les festivals, misant sur le bouche-à-oreille plus que sur la machine hollywoodienne. Un projet qui oscille entre gigantisme et discrétion, un projet intriguant et incongru, comme un building brutaliste perdu au milieu d’un champ vide.

Dès la première scène, on comprend que les superlatifs accolés au film ne sont pas usurpés : un long plan-séquence nous plonge dans le bruit et la fureur alors que Laszlo, architecte rescapé des camps, tente de fuir un lieu sombre et oppressant. La narration en voix off de sa femme, qui elle n’a pas réussi à quitter l’Europe, ajoute une dimension poignante à cette scène, qui se conclut par une image inversée de la Statue de la Liberté, symbolisant assez grossièrement l'espoir mêlé de désillusion.

Laszlo, ancien professeur du Bauhaus, débarque aux États-Unis après la guerre, hanté par son passé, incapable de se départir de ses traumatismes. Il trouve refuge chez un cousin déjà bien intégré dans l’American way of life, effaçant jusqu’à ses racines. Très vite, Laszlo attire l'attention de Van Buren, mécène américain richissime et influent, qui lui confie un projet monumental. Ce sera le début d’une lutte entre l’artiste et le capitaliste, entre la création libre et la domination par l’argent.

Le film brille par deux thèmes entremêlés. D’abord, cette plongée dans la mémoire traumatique des rescapés de l'Holocauste. Laszlo et sa femme tentent de reconstruire une vie, fuyant une Europe qui les a rejetés, mais trouvant aux États-Unis une terre d’illusions vite déçues. La guerre a laissé des cicatrices indélébiles : paralysie physique, toxicomanie, mutisme. Même si le trait est parfois forcé, Corbet capte l'impossible reconstruction de ces personnages marqués dans leur chair. Face à eux, des Américains souvent indifférents, voire hostiles, pour qui la guerre n’a été qu’une réalité lointaine. La bienveillance de façade laisse rapidement place à une xénophobie latente, faisant de Laszlo et des siens des déracinés perpétuels.

L’autre thème, non sans rappeler There Will Be Blood ou Citizen Kane, est cette opposition brutale entre une bourgeoisie riche mais sans talent et des intellectuels et artistes idéalistes mais précaires. Van Buren, interprété avec une intensité dérangeante par Guy Pearce, incarne cette classe dominante et impitoyable qui compense son manque de créativité par l’achat et la possession de l’art et des artistes. Fasciné par l’audace créative de Laszlo, il veut non seulement financer son œuvre mais surtout le posséder, comme on collectionne des papillons sous verre. Une dynamique de domination qui culmine dans des scènes d’humiliation parfois excessives.

Corbet livre une mise en scène audacieuse et sensorielle : angles dérangeants, gigantisme des décors écrasant les personnages, bruits parasites qui traduisent l’aliénation mentale de Laszlo. Chaque instant de répit, souvent symbolisé par des scènes de danse ou de musique, est immédiatement brisé par un retour à la douleur. La culpabilité des survivants, la perte de repères, le droit même d’exister après l’horreur sont incarnés visuellement avec une puissance rare. L’excès formel, parfois critiquable, se justifie ici par l’intensité émotionnelle qu’il provoque. Le choix du VistaVision et du 16 mm ancre le film dans une esthétique rétro un peu facile certes, mais indéniablement esthétique. Adrian Brody est magistral, jonglant entre vulnérabilité extrême et passion créatrice dévorante. Guy Pearce, dans un rôle à la Citizen Kane, est glaçant de maîtrise.

Certes, certaines longueurs et la scène finale qui joue trop sur l’esthétique VHS et synthé des années 80 peuvent diviser. Lors d'une rétrospective à Venise, la nièce de László, Zsófia, révèle de manière explicite la manière dont l’architecte a puisé dans le brutalisme pour effectuer un travail cathartique. Je suis un peu partagée sur la nécessité d’expliciter autant ce qu’on a vu, comme pour récompenser ceux qui avaient saisi et corriger ceux qui seraient passé à côté. C’est un peu trop pédagogique et descendant, surtout comparé au reste du film qui avait privilégié l’émotion au rationnel.

The Brutalist n’est pas parfait. C’est un film boursouflé, parfois caricatural. Bien sûr à chacun de décider s’il estime le film surcoté ou non. Mais c’est aussi une claque sensorielle et émotionnelle. Une œuvre qui ose, qui questionne, qui dérange. Malgré ses failles, le film se distingue par sa mise en scène audacieuse, ses performances d'acteurs exceptionnelles et sa capacité à susciter une réflexion sur la mémoire, la lutte des classes et la difficulté d’exister quand tout vous a été arraché. Pour moi, c’est déjà un marqueur fort de 2025.

AlicePerron1
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le 16 févr. 2025

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Alice Perron

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