Le double jeu de Florian Zeller est un pari gagnant, en épousant pleinement les artifices et les vertus d’une caméra, bien empoignée et bien exploitée. Le passage du théâtre huis-clos à ce labyrinthe mental génère sans doute bien plus de folie que dans la pièce d’origine et éponyme. Le français ne loupe donc pas son entrée dans la réalisation, où sa mise en scène peut à présent survivre et s’épanouir dans un cadre plus grand que jamais. Au détour de la démence et de cette profonde douleur qu’est l’accompagnement dans une fin de vie, on nous rappelle que, comme le récent « Falling » de Mortensen, l’aîné du récit sera mis à nu, avec toutes les fractures émotionnelles et temporelles qui le hantent. Son point de vue évoluera ainsi, sans que les repères soient fixes et le décor nous invitera de lui-même à partager sensibilité et impuissance, auprès d’un octogénaire piégé dans son esprit.


Cette longue et lente berceuse nous ramène ainsi au chevet d’Anthony, campé par un Hopkins toujours aussi solaire et qui ne manque pas de toupet pour interpeller le spectateur d’une détresse et d’un destin pour le moins inévitable. Il flâne d’un pas convaincu dans son appartement londonien et mais son autonomie sera discutée, voire éprouvée par sa fille Anne. Elle, qui attend patiemment ou méthodiquement le retour d’un père tout à fait fonctionnel, ne doute pas une seconde de la portée de leur relation, qui se dégrade et qui s’efface de la mémoire de ce dernier. Comme la notion de cleptomanie revient souvent, il sera question de pathologies psychotiques, où Anthony recherchera sa montre, telle une boussole qui le guidera vers un nouveau lieu incertain. Les changements de pièces deviendront l’affaire d’un montage précis, évoquant par la même occasion cette perdition, au service d’un jeu de piste primaire, afin de distinguer la réalité des mauvais rêves et des souvenirs.


Le véritable moteur réside alors dans une mise en scène qui accepte de s’affranchir de frontières pour ne former qu’un avec l’espace, dans lequel les personnages évoluent et occupent une place particulièrement éphémère et intime avec les sentiments de l’hôte, comme nous pourrions en croiser chez Lynch ou Fincher. Une merveille de subtilité s’empare du récit, dès lors qu’Hopkins se met en mouvement, car il s’expose davantage aux risques, et ce malgré un confinement déjà établi et qu’il ne pourra justifier qu’en jetant un œil à travers l’unique fenêtre qu’il possède. De même, Anne constitue l’intermédiaire essentielle à sa thérapie, car vient constamment alimenter la charge émotionnelle qui les unit, les séparent et les blessent. La note d’intention d’Einaudi, discret et mélancolique, accentue la confusion et l’impasse d’un homme malade et malheureux.


Il y a un nouveau pont, une nouvelle passerelle que Zeller bâtit dans la justesse de sa pièce d’origine, qui nous inciterait tout autant à apprécier la prestation de Robert Hirsch sur scène. Mais « The Father » cherche indéniablement à occulter son sujet avec une plus grande proximité, une plus grande sympathie pour une galerie de personnages, qui vont et viennent comme des souvenirs et des conflits latents. D’une certaine manière, le spectateur aspire sa vitalité et de sa lucidité en même temps qu’il gagne en compréhension sur l’intrigue, qui ne laissera qu’Anthony, seul face au désespoir. Cet échange façonne ainsi notre regard, moins abstrait et plus conséquent sur notre rapport à l’épreuve du temps.

Cinememories
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le 26 mai 2021

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