Un vieil homme, sa fille, son compagnon. Un appartement, le temps qui fait son œuvre, la mémoire qui flanche, la présence qui devient un fardeau. Unité de lieu, personnages réduits, motif prétexte à des échanges relevant du bilan de vie et de comptes à régler : dans The Father, rien ne gomme l’origine théâtrale du récit, et l’on peut légitimement craindre de voir simplement transposer à l’écran ce qui se rivait au cadre strict des planches.


C’est pourtant sur une écriture très visuelle que va se jouer l’essentiel de cette intime tragédie. Rivé au point de vue du père, l’action subit dans un premier temps un renversement qui laisse présager d’un grain de sable, sans qu’on sache à qui attribuer la manipulation. Le travail sur le rythme y est pour beaucoup : le temps, d’une certaine façon va se raccourcir dans les failles et les confusions, à l’image de toute la narration qui va agréger les processus de délitement : de l’espace (un appartement qui se confond avec un autre, des lieux qui se vident, une surface qui se rétrécit sur une seule chambre), de la chronologie, des identités, des informations. L’image elle-même prendra en charge cette progression : d’abord d’une netteté brillante presque inquiétante (on pense souvent à l’image immaculée de Lánthimos), elle se dissocie progressivement pour jouer d’une profondeur de champ moins accessible, allongeant les focales dans des jeux de bascules de point qui isolent le protagoniste et restreignent son champ de connaissance.


Le spectre d’Alzheimer contamine ainsi tout le tableau de famille, dans une logique qui relève dans un premier temps du thriller. La longue attention portée à l’incompréhension du vieil homme, ses tentatives de relier les informations, voire de les remettre dans l’ordre poussent le spectateur à épouser sa logique défaillante. Le principe de confiance étant perdu, tout devient suspect, et chaque plan sur un corridor, chaque réplique d’un interlocuteur peut devenir matière à soupçon. On retrouve ici le labyrinthe narratif de Je veux juste en finir de Charlie Kaufman, à la différence près qu’une surface reste toujours accessible : celle, par intermittence, de séquences sans le père, qui montrent la préoccupation de son entourage, et l’évolution inéluctable vers son déménagement.


La narration se resserre autour de motifs obsédants (un poulet, un voyage à Paris, Lucy, l’horaire, et, bien entendu, cette montre on ne peut plus symbolique sur un temps qui se dérègle tout en se répétant) et pourrait virer au misérabilisme anxiogène. S’il n’en est rien, c’est tout d’abord grâce la partition exceptionnelle d’Anthony Hopkins, qui sait autant dévoiler la hargne que la vulnérabilité, et, lors d’une séquence marquante, sa capacité de séduction par une vigueur et une malice percutantes.


Mais c’est aussi par l’attention portée au désarroi de ceux qui l’entourent. The Father, c’est aussi une fille, sa vie entravée et le dilemme entre un amour qui relève du devoir opposé à celui qui pourrait l’épanouir. C’est l’apprentissage d’un deuil qui ne passe pas, et qui laisse entrevoir une autre mort à venir, de plus en plus palpable.


Toute la savante construction de cet étouffant huis-clos n’occulte jamais le véritable propos, qui se déploie à mesure que se resserre le piège autour de la victime. Le terrible retour à l’enfance désactive tout ce qui pouvait, au départ, relever du thriller : le désarroi et l’impuissance relèvent d’une empathie poignante pour le passager de cette odyssée vers la perte, et ceux qui le voient s’éloigner du rivage.


(7.5/10)

Sergent_Pepper
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste Vu en 2021

Créée

le 27 mai 2021

Critique lue 12.2K fois

127 j'aime

2 commentaires

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 12.2K fois

127
2

D'autres avis sur The Father

The Father
Behind_the_Mask
8

Devoir de mémoire

Les yeux sont le miroir de l'âme, paraît-il. Et il suffit d'un regard, parfois, pour susciter mille émotions. The Father me l'a rappelé cet après-midi, avec le regard tour à tour hébété et...

le 3 juin 2021

114 j'aime

7

The Father
lhomme-grenouille
8

Une chose de savoir. Une autre d’y être…

On y passera tous. On a conscience de ça. Le déclin, la vieillesse puis l’oubli. Personne n’est dupe. On a tous vu un père ou une grand-mère s’engager sur ce chemin. Des proches ou des inconnus. Les...

le 27 mai 2021

53 j'aime

25

The Father
Plume231
7

La Vieillesse est un naufrage !

Vivre la "réalité" d'un homme qui tombe de plus en plus profondément dans la sénilité (sans s'en rendre compte le moins du monde, cela s'entend !), c'est comme si sa mémoire (ou plutôt son absence de...

le 3 mai 2021

50 j'aime

12

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

765 j'aime

104

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

699 j'aime

49

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

615 j'aime

53