Le jour où la presse bascula du côté obscur

En 2019, le nom de Gary Hart ne dit peut-être plus grand chose à personne et pourtant... Grand favori des primaires démocrates en vue des élections présidentielles américaines de 1988, ce sénateur a bien failli devenir celui qui aurait pu battre George Bush et gommer la défaite de Michael Dukakis des livres d'histoire. À l'aise sur tous les sujets, habile orateur et marchant dans les pas d'un Kennedy à chacune de ses prestations, Gary Hart avait absolument tout pour l'emporter... avant que le récit de ses infidélités fassent la une de tous les médias du pays.


Jusqu'alors, les journalistes et les politiciens avaient une espèce d'accord tacite, les premiers ne se faisaient pas les échos de la vie privée des seconds, peu importe que les moeurs de ces derniers furent légères ou non, cet état de fait était acté comme une forme de loi coutumière qu'aucun média n'allait se risquer à enfreindre. Mais, avec Gary Hart, cette boîte de Pandore fut ouverte pour la première fois et la presse bascula dans ce côté obscur qui, trente ans plus tard, ferait que plus personne ne s'étonnerait de voir la vie privée (dissolue ou non) d'un homme politique scrutée dans le moindre détail sous le feu des projecteurs.


La première partie de "The Front Runner" est très réussie en mettant en avant l'ascension de ce candidat que rien ne semble arrêter. À la fois extrêmement bien entouré par une équipe de campagne ayant tiré les leçons de sa défaite aux primaires de 1984 et bénéficiant d'une bonne entente avec le milieu de la presse, Gary Hart paraît tout simplement indéboulonnable de son statut de futur représentant du parti démocrate à la présidentielle. Et puis, arrive le grain de sable qui va enrayer toute la mécanique jusqu'à se transformer en déflagration. L'acte d'infidélité d'un homme trop confiant malgré un mariage déjà tumultueux, les premières rumeurs qui en découlent, les tergiversations morales des journalistes autour de la publication ou non de ce scoop qui va changer leur profession de manière irrémédiable, une équipe de campagne obligée d'improviser face à une bombe médiatique dont elle n'aurait pu soupçonné la teneur et, finalement, à nouveau au centre de tout, l'homme coupable des débuts, touché sur le seul domaine de son existence qu'il n'avait jamais su maîtriser, sa vie privée. Perdu face au déferlement que provoque la nouvelle, Gary Hart tente encore et toujours de maîtriser la situation, avec parfois même quelques succès rhétoriques face aux caméras, mais l'ampleur de l'engrenage dont il est prisonnier est tel qu'il le balayera forcément à un moment ou à un autre.


Quand elle reste dans cette seule optique du candidat tiraillé entre les manœuvres désespérées de son équipe et les journalistes transformés en meute, la deuxième partie de "The Front Runner" a encore des choses fascinantes à proposer, notamment sur le véritable combat de joutes orales qui se déroule lors des conférences de presse de Gary Hart, persuadé de pouvoir encore s'en sortir en ramenant sa campagne sur les sujets de fond où il excelle face à l'emballement médiatique. Parfait dans le rôle, Hugh Jackman excelle à retranscrire la détresse de son personnage devant une menace qu'il a lui-même provoqué et qu'il ne parvient plus à contenir malgré ses efforts.
Le problème, c'est que Jason Reitman va lui aussi, avec une inconsciente ironie, s'intéresser aux répercussions du scandale sur la sphère privée de l'homme politique. Aucun reproche à faire à Vera Farmiga dans le rôle de la femme blessée ou à Sarah Paxton dans celui de la jeune maîtresse, les personnages sont d'ailleurs traités avec une vraie profondeur, mais l'adultère vu sous cet angle va se révéler des plus ordinaires et affaiblir considérablement le film en donnant l'impression qu'il se disperse beaucoup trop. Pour autant de brillantes scènes de Hart dans le milieu politico-médiatique, on se retrouve avec des passages obligés d'une famille traversant une période de crise que l'on connaît déjà sur le bout des doigts par sa banalité.


C'est terriblement dommage et cela amène à considérer ce nouveau film de Jason Reitman comme une de ses oeuvres les plus mineures et frustrantes. S'il avait su garder le cap en se concentrant sur ce qui marchait le mieux dans "The Front Runner", c'est à dire le front runner lui-même en pleine tourmente, au lieu de s'attarder sur la facette mari/père ne véhiculant que des ressorts classiques, nul doute que le film aurait une autre portée.
Bon, en l'état, "The Front Runner" reste tout de même très recommandable car une oeuvre de Jason Reitman, même mineure, contient toujours de bonnes choses et c'est encore le cas ici.

RedArrow
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le 19 janv. 2019

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