Il fallait bien un clin d'oeil au grand Welles pour rendre juste hommage au nouveau long métrage du plus francophile des cinéastes américains du moment...

On dit souvent de films plutôt réussis mais pas tout à fait que ce sont "des films de pure mise en scène", ou "des films d'acteur", voire même, "des films de décors". Comme si on palliait leur relatif échec artistique en se rattrapant sur la discipline où ils excellaient le plus. Je le fais d'ailleurs souvent, j'ai toujours vu le verre à moitié plein dans la vie, et au cinéma c'est pareil puisque c'est LA vie. Et puis il y a les chefs d'oeuvre, les films un peu au dessus de tous les autres et de tout le monde, ceux dont on va se souvenir longtemps, ceux où on ne veut même pas cligner des yeux pendant la séance tellement tout est beau et bon. Ces films cumulent les excellences, en deviennent ahurissants tant tout y est réussi, tant ce sont des films de mise en scène, d'acteurs, de décors, de musique, de tout ce que vous voulez. Et, bien sûr, The Grand Budapest Hotel est un de ceux-ci.

Difficile de savoir par où commencer. Déjà en disant que la filmographie de monsieur Anderson bonifie avec les films, avec le temps, avec les visionnages. Que la Vie aquatique est décidément unique, brillant, émouvant. Que Fantastic Mr Fox est un bijou dans son genre et bien au-delà. Que Moonrise Kingdom était un premier épanouissement total du style, une pure expérience stylistique où la sophistication extrême de l'ensemble n'était pas du tout un corset mais plus une corolle pour la floraison de toutes les émotions possibles et imaginables. Et puis que The Grand Budapest Hotel est de nouveau tout cela, et bien d'autres choses encore.

Déjà, on est égaré par une succession de prologues, de mises en abyme, de prolégomènes et de préambules au récit majeur. Le film ne fait que repousser son véritable début pour notre plus grand bonheur et pour aiguiser notre curiosité. Telles des tables gigognes se succèdent des cellules narratives qui procèdent comme des petits remontées dans le temps. Présent, une jeune fille vient poser une clé en guise de fleur sur une tombe mystérieuse et ornée de dizaines d'autres clés. Elle se pose et lit un livre qui porte le nom du film - et de l'hôtel qui en est le sujet. Présent toujours, ou légèrement antérieur. Un narrateur vieillissant comment de nous raconter l'histoire de cette tombe, de cet homme, de ce livre. Un enfant le perturbe de manière totalement inattendue. Premiers dérèglements, premières surprises, premières ponctuation délirantes du récit. Le spectateur est pris en otage par un enfant et un narrateur, et il se laisse enchaîner avec la plus grande volupté. Passé. Années soixante. L'hôtel qu'on nous promet est assez laid, en fin de compte. Mais nouvelle fausse piste, nouvelle introduction, nouvelle cellule narrative. Et puis, quelques délicieux atermoiements plus tard, quelques panoramiques à 90°, quelques plans foutrement orthogonaux, travellings avants ou latéraux plus loin, le spectacle commence pour de bon.

Et ne s'arrête plus jamais, jamais, jamais. C'est proprement hallucinant comme si peu de films sont capables d'étourdir par la richesse systématique de leur contenu. Ici, une intrigue policière en trame dont on se ficherait presque au final (le meurtre et ses circonstances ne sont après tout que prétexte), une réflexion historique et politique en toile de fond à la fois grave et légère, et tout ce qui fait le sel du cinéma de Wes Anderson. Un rythme enfin sans aucune baisse de régime (Moonrise Kingdom était déjà abouti à ce niveau mais là c'est de la folie furieuse), une trouvaille au moins à chaque plan, que ce soit par le cadre, par le décadrage, par un mouvement de caméra inattendu, par un objet qui s'insère à l'image, par un jeu de reflets, par une ponctuation loufoque, une animation vintage et délicieusement désuète, un bon mot, ou tout à la fois. Oui, Anderson est un maniaque, un fou, un désaxé, mais c'est un génie, un homme qui donne son plein sens à une expression telle que "avoir le sens du détail". Son cinéma est une fourmilière de détails qui n'ont rien d'accessoire, et son cinéma n'a surtout rien de vain ou de superficiel parce que ces fameux détails ne sont que des cerises sur un gâteau autrement plus riche et savoureux. Et je ne dis pas ça pour être péjoratif le moindre du monde, je pense sincèrement qu'il y a un enrichissement mutuel dans le cinéma de Wes Anderson entre sa grande tendance formaliste voire maniériste (le "filmage" rigoureusement orthogonal et méthodique, presque étriqué) et ses ponctuations fantaisistes de chaque instant. Prenez une porte de prison énorme, un plan fixe, un personnage minuscule qui attend, et des bruits de serrure qui laissent deviner la complexité du mécanisme d'ouverture. Et bien il trouvera toujours une échappatoire farfelue, une virgule humoristique qui viendra contredire la lourdeur de son premier dispositif. Cet art est d'une élégance démesurée.

Bien sûr, dans ce grand barnum foutrement stimulant, on retrouve les acteurs habitués ou déjà vus plus tôt chez le cinéaste, ainsi que de nouvelles têtes. Pêle mêle : Tilda Swinton en vieille peau dont la mort met tout le monde dans le pétrin, Adrien Brody en nazillon inquiétant (joli contrepied pour "le Pianiste"), Dafoe en tueur maboul aux airs de vampire et de créature de Frankenstein (ces dents, mon dieu ces dents), Amalric en maître d'hôtel névrosé, Seydoux en porte manteaux qui parle (elle est plus là en tant qu'amie qu'autre chose), Murray et divers autres habitués dans une succession de pastilles amusantes sur une confrérie de maîtres d'hôtel, et une foultitudes d'autres têtes connues. Et puis il y a Ralph Fiennes, l'immense Monsieur Gustave, le rôle marquant du film, le personnage le plus éblouissant, le plus passionnant (avec Steve Zissou) de la filmographie de Wes Anderson. Le sujet du film, ce n'est pas vraiment l'hôtel, c'est lui. Et son acolyte n'est pas en reste, quelques soit l'âge de son interprète. Le gamin est excellent, très drôle et très touchant quand il le faut, et puis quel plaisir de voir que vieux monsieur il est joué par le cruel margrave de Colmar du dernier Greenaway, qui fait donc de F. Murray Abraham, pas un nouveau chez le cinéaste, l'acteur branché de ce début 2014 pour des films totalement farfelus et follement intéressants (courez voir Goltzius, que vous détestiez ou non c'est une expérience unique). Bref, rien à redire de ce côté là. Rien à redire ailleurs non plus, s'il était besoin de le préciser.

Film de décors, disais-je précédemment. Rarement un hôtel n'aura été aussi bien traduit au cinéma, dans toutes ses dimensions. Le décor du film est absolument somptueux, que ce soit la version 60's et décadente du Grand Budapest, que sa version années 30, éblouissante. Les couloirs, les murs, les escaliers, les chambres, le dédale des interstices, des voies de service et des ascenseurs, l'immensité des salles de réception, que la caméra rectiligne du cinéaste parcours avec vivacité. Un seul autre cinéaste a su filmer un tel lieu avec autant de panache, et à des fins toutes différentes, il s'agit du Kubrick de Shining, auquel un bref hommage est d'ailleurs rendu à la fin du film lors d'une course poursuite assez glaçante dans les couloirs sinueux de l'hôtel. Mais une nouvelle fois, la ponctuation et le rire vont l'emporter. Décors aussi, car hors de l'hôtel il y a un monde imaginaire. Une prison (quel autre que lui pouvait aussi bien filmer ce lieu, lui qui est si friand de "cellules" de "cadres", de "vignettes" narratives ?) dans laquelle il s'en donne à cœur joie, une piste de ski délirante, un funiculaire et un monastère absurdement drôles, façon "Narcisse noir" revisité, et puis un inquiétant musée. Scène ô combien brillante et époustouflante, qui rappelle les sommets ludiques de notre enfance, avec un côté bande dessinée voire dessin animé, un sens du gag visuel et du rythme permanents et pourtant une angoisse terrible et sourde qui plane irrépressiblement. Dans ce nouveau morceau de bravoure pourtant assez humoristique, ce sont les grands du thriller qui planent au dessus de nous. Hitchcock bien sur, étrange figure tutélaire du film par son scénario et sa sophistication distanciée, son disciple de Palma auquel la séquence muséale est empruntée (Pulsions, évidemment), et puis Argento, pour le côté baroque et décalé de tout ce décorum angoissant. Danse des références qui ne sont jamais appuyées mais simplement là, quelque part, déambulations interminables et jouissives dans des décors follement amusants. C'est simple, mais j'avais l'impression de retrouver mes plaisir de gamin quand je lisais Picsou et compagnie. En fait c'est ça, The Grand Budapest Hotel, c'est comme si Carl Barks ou Don Rosa avaient réalisé un film de chair et de sang. Et si vous ne me croyez pas, reprenez la partie carcérale du film, les plans foutraques mais minutieux pour s'évader, et la fabuleuse séquence d'évasion (une des plus longues que je connaisse au cinéma, d'ailleurs), qui ont tout de la folie des Rapetout.

Voilà, et comme tout cela s'enchaîne à une vitesse folle et sans respiration aucune ou presque (la très jolie bluette romantique entre la pâtissière et le lobby boy), Anderson nous perd dans une état de total effarement et de perpétuel émerveillement devant une succession d'idées et de propositions de cinéma absolument sidérantes et uniques. Personne ne fait des films comme lui, et c'est un pur régal. On s'agite, on court, on conduit, on s'évade, on se poursuit, on meurt, on déverse des torrents de bons mots, de bourre-pif, on skie, on prend le train ou l'ascenseur, on s'aime, on meurt et on vieillit. Finalement, il n'emprunte peut-être pas tant sa virtuosité de metteur en scène à des figures comme Orson Welles (dans un registre évidemment différent mais avec des ambitions sensiblement comparables), que son sens inné du rythme, de l'émotion pure et sublimée et finalement de sa réinvention du burlesque (au sens fort et large du terme) à ce grand génie de Charlie Chaplin. Car au delà de la complexité de la forme, le film se résume à suite de situations superbes où un ou plusieurs corps sont en péril, en danger, en mouvement fou, incontrôlable ou sur-contrôlés, et s'achève sur une romance d'une infinie tristesse élégiaque. Il en fallait de l'audace pour achever son grand récit de la sorte, et justifier par la même la mélancolie diffuse du dispositif des récits enchâssés et des bilans successifs sur la vie d'un homme dont on finirait par croire qu'il a vraiment existé. On comprend mieux l'importance cruciale dans Zweig dans ce mélange subtil et renversant de merveilleux historique et de romantisme fou et tardif.

Tout cela serait déjà parfait si en plus il n'y avait pas la musique d'Alexandre Desplat pour envoyer l'ensemble dans une dimension hors normes, hors temps, hors jugements, hors de tout, vers l'indicible du génie et de la grandeur artistique. Un score magnifique, une fois de plus, et qui montre décidément que Anderson a le don pour stimuler la veine traditionnelle et folklorique de son désormais compositeur fétiche. La bande son de tout le film est du meilleur goût et du plus grand soin, mais le grand finale, à grands renforts de balalaïkas, est un sommet qui suffit à lui seul de justifier le fait de toujours, TOUJOURS, rester jusqu'au bout des génériques de film.

Plus qu'un film donc, une proposition d'art total et décomplexé, d'une légèreté virevoltante et souveraine. Imparable, je vous dis.
Krokodebil
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le 2 mars 2014

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Krokodebil

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