Le cinéma de Tsai Ming-liang est traversé de thématiques récurrentes, qui se retrouvent dans The Hole d'une manière sublime, pour ne pas dire géniale.


D'abord l'absence quasi-totale de communication : tout dialogue n'est en fait que soliloque. Aucune question ne trouve de réponse, l'interlocuteur reste inerte et muet face à toute tentative d'échange, qu'il soit vocal ou écrit. Il y a là l'idée chez le réalisateur de faire une critique d'un monde moderne toujours plus connecté, mais accroissant paradoxalement l'éloignement des gens les uns avec les autres. Le protagoniste masculin vit chez lui, seul, et ne sort que pour aller travailler dans un marché désert après qu'une mystérieuse épidémie a frappé Taïwan, quelques jours avant le passage à l'an 2000. Le troisième millénaire est l'une des craintes existentialistes de Tsai (le film est sorti en 1998). Il incarne pour lui le risque du non-retour dans le délitement d'un monde qui a perdu tout repère social au profit de la société de consommation et du capitalisme, toujours plus prédateur pour les plus faibles.


Aussi souhaite-t-il redonner de l'espoir, renouer le lien, rapprocher les gens qui s'évitent, produire du contact en quelque sorte. Le trou qui est creusé par le plombier entre l'appartement de l'homme et celui de sa voisine du dessous aura ce rôle de connecteur fortuit. D'abord combattu, rebouché, il est finalement protégé, aggrandi, presque vénéré, comme si de lui jaillissait de nouveau l'espoir d'une vie meilleure, qui aurait retrouvé un sens que l'on pense abandonné.


Ici intervient l'autre thème dominant de l'oeuvre du Maître (permettez-moi cette appellation pour celui que je considère comme l'équivalent asiatique de David Lynch) : l'eau, et sa capacité à la fois destructrice (la plus explicite dans le film, à travers la destruction par l'humidité des papiers peints, les inondations et l'humidité insoutenable) mais aussi créatrice, nourricière serais-je même tenté de dire. C'est de l'eau que naît le trou, par un problème de canalisation chez l'homme ; c'est par elle qu'est revigorée la femme ; c'est également par elle qu'est scellé l'union des deux êtres réunis à la fin. La symbolique est fortement érotique, voire sexuelle : toute l'intrigue tourne autour de tuyaux qui fonctionnent tour à tour mal puis déversent le liquide tant attendu et vital. Le trou lui-même est pénétré par la jambe de l'homme, dans une sorte de coït extraordinaire qui est aussi, à sa manière, un viol qui ne s'assume pas (la pénétration se fait douloureusement).


Et puis il y a ces cinq séquences musicales et dansantes, sur les rythmes délicieusement surannés de la chanteuse hongkongaise Grace Chang. Tsai est un nostalgique. Pour lui, le monde progresse, mais pas pour le mieux. Les gens vivent moins bien qu'avant, et surtout moins heureux. Mais c'est aussi un optimiste. Sans manquer de lucidité, il croit pourtant en la puissance des images et de la musique pour redonner à la vie une partie de son sens perdu. Qualifier ces séquences de loufoques ou de déplacées serait ne rien comprendre à leur utilité symbolique profonde, qui décuplent la puissance poétique du film et lui donnent toute sa saveur géniale.


Vertigineux et splendidement filmé, The Hole est devenu, en à peine 1h 30, l'un de mes films préférés.

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le 28 nov. 2020

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grantofficer

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