Faire exister son cinéma malgré la contrainte d’un sujet imposé, c’est la prouesse à laquelle se livre Tsai Ming-liang avec The Hole, nous rappelant au passage l’insolence artistique qui l’anime. La thématique voulue par Arte (le passage en l’an 2000 et la ribambelle de fantasmes qui l’entoure) est en effet réduite à un arrière-plan vaguement fantastique (quelques messages radios nous expliquent le contexte et la mise en quarantaine d’un quartier pour cause d’épidémie mystérieuse), afin de faire du « virus taïwanais » le symbole du mal qui ronge dorénavant l’individu : tel un cafard, l’homme moderne se terre dans l’individualisme, vit dans l’autosuffisance et meurt dans l’isolement. Surgissent alors, au centre de l’écran, les préoccupations majeures du cinéaste (solitude, incommunicabilité, désir), ainsi que sa poésie si particulière, capable aussi bien de refléter la détresse de l’âme que de revisiter joyeusement le principe des vases communicants.


C’est graphiquement, surtout, que s’exprime le regard que notre homme porte sur nos sociétés de fin de siècle, sur une humanité qui semble en fin de course. Les structures architecturales, par exemple, donnent à « l’espace intime » une allure pénitentiaire : les existences sont cloisonnées (le bâtiment ressemble à une prison, l’appartement à une cellule) et la déshumanisation est florissante (quotidien robotisé, milieu désincarné, amoncellement d’objets…). Quant à « l’espace public », il est soit infréquenté (le magasin d’alimentation), soit infréquentable (l’extérieur, relégué en hors champ, où l’on déverse les déchets). Ainsi, c’est l’immeuble dans son ensemble qui fait office de constat désarmant : les êtres vivent les uns à côté des autres, dans une promiscuité exacerbée, sans parvenir à se voir, se parler ou s’aimer. Une impression qui se trouve joliment renforcée par l’utilisation, fort habile, de l’élément aqueux à l’écran : la pluie, qui tombe sans discontinuer sur Taïwan, prend l’allure d’un rideau de fer opaque (la vision que l’on a du monde extérieur, permise par les fenêtres ou l’entrebâillement de la porte, est continuellement obstruée et dépourvue d’horizon) ; l’eau, qui s’infiltre dans les logements et fait gonfler le papier peint, réduit de facto l’espace vital.


Pour renouer avec la vie, nous dit Tsai Ming-liang, il faut parvenir à s’échapper de ce milieu cafardeux. C’est là où le « trou », bien sûr, fait son apparition : en perforant ce qui est aussi bien un plancher (pour l’homme) qu’un plafond (pour la femme), le plombier fait une brèche dans la monotonie, une entaille dans l’isolement, et provoque une ouverture à travers laquelle la fuite est dorénavant possible.


Le problème avec un élément comme le « trou », au symbolisme pour le moins évident, c’est qu’on peut aisément tomber dans l’illustratif simpliste ou le lourdement insistant. Fort heureusement Tsai Ming-liang, à l’instar de Jean Genet avec Un chant d’amour, ne fera que dans le finement allusif ou le poétique pour exploiter au mieux les différentes possibilités offertes par cette situation. Ainsi le trou, dans un premier temps, ne fera que renforcer la position solitaire des personnages : l’homme, éternel voyeur, observe sa voisine comme s’il était devant un poste de télévision, c’est-à-dire en étant relativement indifférent à ce qu’il voit. Quant à la femme, ne pouvant distinguer l’humain qui réside au-dessus d’elle, elle repousse l’intrusion de la même façon qu’elle chasse les nuisibles.


Seulement le trou, en étant progressivement investi par les personnages (on l’observe longuement, on cherche à l’agrandir, on y glisse une partie de son corps), va devenir l’incarnation ou le prolongement de l’autre (c’est le regard de l’homme que l’on devine, c’est la présence de la femme que l’on perçoit), permettant ainsi l’apparition de ce qui n’existait plus ; le désir, le fantasme, la vie.


C’est ainsi qu’apparaissent, de manière inopinée, des séquences de comédie musicale évoquant la star hongkongaise des années 60, Grace Chang. Ces numéros, de par leur kitsch désuet, pourraient être totalement incongrus si Tsai ne s’était efforcé de les gorger de sens : interprétées par des comédiens portant des costumes d'époque, ces scènes offrent à l’Homme moderne l’antidote nécessaire à sa survie au temps présent, lui rappelant les fantasmes et les sentiments qui animaient l’individu autrefois. Mais surtout, elles permettent aux personnages d’avoir enfin un moyen de communication, exprimant ainsi un désir bien trop longtemps bridé ou refoulé. On le devine en étant captivé par leur langage corporel pour le moins suggestif, ou en étant bercé par ces paroles qui viennent rompre la litanie oppressante de la pluie :


« I don't care who you are
I'm intoxicated in your embrace,
Our hearts beat as one
Let's taste the flavour of romance.
A pair of swallows flies toward the sky;
In the pond mandarin ducks swim here and there.
I want to ask you why we always follow one another
In pairs that won't be separated? »


En dépit d’une réalité pas toujours très engageante (« I don't care who you are »), le bonheur est possible si on garde foi dans les codes de la romance (« Let's taste the flavour of romance. A pair of swallows flies toward the sky »). D’une manière aussi fine que poétique, Tsai nous rappelle que la résilience des fantasmes et des désirs nous permet de continuer à vivre et de supporter le monde, malgré tout.

Procol-Harum
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le 22 juil. 2022

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