Il est un monde où les émotions n'ont pas lieu d'être. Où les sentiments sont réduits en loques, incarcérés dans des schémas, des normes, des règles qu'il faut suivre à la baguette sous peine d'être transformé en l'animal de son choix. Un monde où l'amour ne veut même plus rien dire, où la notion de couple est brandit comme la survie ultime, la seule solution alors pour ne pas sombrer dans le monde animal.
Mécanismes baignés ainsi dans des rouages insolvables. Le moindre mot, le moindre regard, comportements échangés au millimètre carré, calculatrice dans l'envergure d'un monde, univers mathématique qui avance à la baguette, sans rien d'autre que des normes, des cases, des carcans fait pour des êtres humains, qui dès lors, ne sont plus humain puisque la liberté de disposer de leur émotions ne leur appartiennent plus.


Métaphore de notre société ? Peut-être. Mais ce n'est pas en ça que j'ai vu The Lobster. Le cinéma comme hypothétique métaphore d'un monde me laisse stoïque. Les messages supposés transparaître de part des œuvres filmiques m'embrunit. Le cinéma comme métaphores multiples, "métaphysiques" ou "à message" ne m'intéresse pas. Je préfère y voir de l'art, ou du moins ce que j'en retire. Parce que je ne dis pas que le cinéma est uniquement de l'art. Le reste dépend des interprétations de chaque individualité, chaque regards, chaque vécus sur le monde. A chacun d'interpréter à sa sauce le film qu'il voit.
Donc, message politique ou métaphysique, métaphore de notre société (ce qui, sur ce point, est sûrement juste) pour tout vous dire, je m'en contre-fout.


The Lobster arrive tel une claque pleine d'amertume, de froideur, métallique par cet univers rappelant l’ambiance d'un Under the skin, avec ces mêmes paysages d'une Irlande à couper le souffle. Ainsi alors, la même luminosité froide et pluvieuse, nuageuse, grisâtre d'un même pays. Luminosité, univers partagé. Même froideur aussi, dans le regard de Scarlett Johansson, que dans celui de Léa Seydoux, et tous les êtres autour.


Le film de Yorgos Lanthimos est d'une ironie extrême, froide, glaciale, grinçante, infime noirceur qui rentre par tous les pores de chaque peaux. Qui avance et contraste avec les paysages d'une magnificence, d'une beauté perdue, dans un monde où l'émotion à disparue des vies : paradoxe d'univers, de décors, engouffrés dans une beauté lointaine, disparue.


The Lobster est un film triste. Monde vain et sans espoir, dans cette manière alors qu'il a de prendre par la main sa propre existence, son propre monde, engouffré dans un espèce de fatalisme qui brise tout, une boue irréparable, gruaux foireux, un coup de massue d'un nihilisme extrêmement violent.


Parce qu'il n'y a aucun espoir dans The Lobster. Tout est vain, même dans cette histoire d'amour qui réussit à exister malgré les contraintes, mais qui finit par chuter, irréparablement. Des yeux qui ne peuvent plus voir le monde, alors tous autant qu'ils sont, ils restent froid comme la braise, dans une forêt libérés des autres, mais qui ne trouvent néanmoins pas d’échappatoire à la société qui est la leur, destructrice au possible.
Aucune échappatoire pour ces êtres livrés à eux-mêmes, parce qu'ils sont incapable de la moindre émotion. Parce que la société qui les élève ne leur permet pas de développer la possibilité d'une quelconque joie, tristesse, bonheur, amour. Alors ils restent froid avec leur cœur dans les tripes, dureté d'une pierre, et sur cette même petite musique de Jeux Interdits, (encore elle), tout jaillit. La coïncidence alors que je venais de voir le film Jeux Interdits il n'y a même pas deux jours : instant magique, qui altère avec l’ambiance de ce film en noir et blanc, où les enfants se tiennent comme des perles dans un monde englouti par la mort.
Cette scène donc, tout droit sortie de The Lobster : deux personnages qui jouent à la guitare la musique de Jeux Interdits, deux autres qui s'aiment sur le canapé, un peu trop au goût des autres, alors il s'embrassent sans fioritures, et il y a la gêne, le malaise chez Léa Seydoux, d'une froideur inconcevable, et la musique qui accompagne le tout, faisant de cette scène un instant touchant et mélodieux, gracieux et tendre, où l'amour se dévoile pour un instant dans toute son entièreté, pour se figer par la suite. Le seul moment où les deux amoureux pourront être sincère avec eux-mêmes est d'autant plus bouleversant qu'il se fait rare, inédit, aussi bien pour les deux personnages de l'histoire que pour le spectateur.


Pourtant alors, de part le film, le lyrisme échappe à la froideur. La forme contraste avec le fond. Et tout devient alors d'une grâce infime. Ici et là, le réalisateur creuse une oeuvre d'une somptueuse dignité, grâce tentaculaire qui s'immisce dans chaque recoins d'images, de visages, dialogues d'une beauté froide, retenue dans les peaux des visages, masquées par le manque d'émotion. Alors ainsi, la grâce, subtile, qui retentit sans prévenir, qui prend vie dans la retenue des êtres, englués dans leur propres carcans, leur propre vie, victimes d'une société destructrice, qui ne laisse d'espoir à personne.


Ralentis qui vrillent sur une musique qui durant tout le film, restera d'une élégance folle, d'une beauté chavirante, toute en parcimonie, prenant vie le temps d'un film.
Ralentis et musique, c'est facile, ça fait Dolan, ça fait branché, ça se la pète un peu. Peut-être. Sûrement. Je n'en sais rien. Mais qu'est-ce que j'aime ces échappées d'images, ce lyrisme qui s'envole, quittant pendant un temps la froideur acide d'un univers où l'émotion n'a pas lieu d'être. Et qu'est-ce que j'aime cette voix off qui sans cesse reste digne, d'une beauté somptueuse, foudroyante, à la grâce ahurissante. Il n'y a pas de mots. Cette voix d'une indicible gravité, qui sort comme une ironie de plus, dictant la misère noire de mots qui tranchent avec le monde qui nous englobe. Et c'est beau. Effroyablement beau. Beau à en crever. Profonde beauté d'une voix qui dicte la gravité de tout un film.


Parfois, oui, on reste sur sa faim. Parfois oui, ça s'égare, ça s'entrechoque. Parfois, on ne sait pas trop où ça mène tout cela, cette forêt, ces personnages. Une fine impression d'inachèvement par-ci par-là.


Mais c'est de la science-fiction tout en délicatesse, tout en finesse, d'un désespoir sans nom, qui toujours reste digne. La dignité d'une forme sur le désespoir d'un fond.


Paradoxe du fond et de la forme. Voici ce qu'est The Lobster.

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le 13 oct. 2015

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Lunette

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