A la fin de Lost City of Z, Percy Fawcett se souvient du jour où sa femme, Nina, a lu lors d'un dîner une lettre concernant son fils. Deux époques se confondent : celle de la lecture de la lettre, dans laquelle Nina Fawcett dit avoir craint de mourir en couche, et celle de la dernière expédition de Fawcett en Bolivie, entreprise une vingtaine d'années plus tard. Capturés par une tribu indienne, Fawcett et son fils, Jack, vont disparaître au cœur des ténèbres. Le flash-back orchestre alors un grand saut métaphysique, comme à la fin de 2001 – ou comme au début de Tree of Life. Tout est dans tout : l'Angleterre et la jungle, la civilisation européenne et les sauvages, la naissance des hommes et leur mort. Comprise dans ce grand Tout, l'épopée de Fawcett se trouve enfin pourvue de sens. Que celle-ci ait reçu le nom de Z, que Z ait été décrit au cours du film comme une cité enfouie, un trésor représentant la « dernière pièce du puzzle de l'esprit humain » , n'a plus grande importance. Z est une chimère dont le héros a eu besoin pour accéder à la vérité de son destin. Par un effet de grandissement propre à l'épopée, Fawcett a confondu le proche et le lointain, il a transformé une simple vie d'homme en aventure. Et le voilà désormais arrivé au terme de sa quête devant le vrai trésor : un fils mal aimé qui lui lance, au bord du gouffre, « je t'aime ».


Jusqu'à cette fin, Lost City of Z ressemble à une épopée sans but. Que cherche exactement Fawcett lors de ses deux premières expéditions? Le film louvoie beaucoup en faisant de son héros à la fois un aventurier à la Jules Verne, un précurseur de l'anthropologie moderne, un archéologue visionnaire. Il faut attendre les dernières séquences pour comprendre que les deux premières expéditions en Bolivie n'étaient que les prémices de la troisième : la visée scientifique des deux premiers voyages (cartographier des terres inconnues, ramener dans le Vieux-Monde quelques poteries) retarde le saut métaphysique. Il y a dans cette construction un effet d'écriture très appuyé, une façon un peu convenue de décevoir la promesse d'aventure pour la ramener vers un horizon intime et secret. Le scénario de Lost City of Z ne diffère pas, de ce point de vue, de celui d'Interstellar : le voyage y est aussi une expérience du deuil. Mais Nolan ne nie pas le potentiel spectaculaire de l'aventure, ses épreuves, ses moments de tension dramatique – tout ce que l'on peut attendre, en somme, d'une épopée. Gray, en revanche, adopte un point de vue nostalgique sur l'aventure de son héros. Le première image du film le dit tout de suite : c'est une photo représentant trois sauvages portant une torche au bord d'un fleuve. Cette image surgit comme une lueur revenue de l'aube du XXe siècle, c'est-à-dire du monde de Fawcett, dont l'image de Darius Khondji ne cesse de souligner le caractère déclinant et malade. Les scènes tournées en Angleterre notamment évoquent le vieux monde corseté des films de James Ivory (notamment celui des Vestiges du Jour) vitrifié par la lumière de Khondji : c'est une somptueuse galerie de tableaux crépusculaires où rien ne vibre.


C'est aussi cette vibration intérieure qui manque au récit des deux premières expéditions de Fawcett. Les moments de tension dramatique sont rares – et tellement rares qu'ils marquent l'esprit. C'est par exemple, lors du deuxième voyage, le contact établi avec une tribu amérindienne hostile – qui s'avère être une communauté cannibale finalement très hospitalière, offrant à Fawcett et ses hommes des poissons plutôt que de la viande humaine. C'est aussi le conflit entre Fawcett et Murray, un aristocrate anglais n'ayant pas la carrure d'un véritable aventurier, qui s'éclipse au moment de la rencontre avec les cannibales. Tous ces moments sont intéressants, mais il ne disent pas exactement quel genre d'épopée vise James Gray et quel type d'aventurier il veut décrire : il semble hésiter entre une perspective anthropologique un peu naïve (des bons sauvages écolos qui pêchent juste ce dont ils ont besoin pour vivre) et un héroïsme à la Jack London, nourri par le culte de l'homme fort – d'où l'éviction de Murray, « mauviette » que le film dépeint comme le symbole d'un vieil ordre aristocratique inapte au changement.


James Gray pense sans doute que le sens du voyage se découvre en voyageant, mais ses changements de perspective desservent son film, qui se pose très théoriquement contre la démesure des épopées écrasantes de Werner Herzog et de Coppola. Apocalypse now, par exemple, sert tellement de repoussoir qu'on y pense sans cesse : l'épopée de Conrad semble être reconsidérée à la lumière de notre regard actuel sur le colonialisme et des travaux de Lévi-Strauss sur le cannibalisme. Quelques insectes, un serpent, un banc de piranhas, une nuées de flèches viennent figurer, lors de la première expédition, les dangers des tropiques. Ensuite, la jungle s'apprivoise, elle ressemble à un «enfer que l'on aime », comme le dit l'un des compagnons d'aventure de Fawcett. Elle s'invite aussi dans les tranchées de la bataille de la Somme à travers une scène de voyance qui révèle un secret de polichinelle : Fawcett ne songe qu'à retourner dans la forêt.


Le troisième et dernier voyage offre à l'explorateur vieillissant la possibilité de retrouver une dernière fois le territoire de ses obsessions. Ce dernier chapitre du film est dédié à la réconciliation du père et du fils, mais il est un peu plus retors. Devant une tribu indienne inconnue, le rituel qui avait permis à Fawcett de sympathiser vingt ans plus tôt avec la communauté de cannibales ne fonctionne plus. Le bon sauvage a produit son antagoniste : un Autre mystérieux, opaque, au langage et aux rituels indéchiffrables, qui emmène Fawcett et son fils dans une zone inconnue. Dans l'avant-dernière séquence, ils sont portés à bout de bras par un groupe d'Amérindiens qui semble les emmener vers un lieu de sacrifice. Gray retrouve ici quelque chose de l'imaginaire archaïque de l'épisode Kurtz dans Apocalypse Now. Il rejoue le scénario primitif de rencontre du Père et du Fils, mais en lui enlevant l'emphase et la peur. Chez Coppola, la mort de Kurtz était mise en parallèle avec un sacrifice animal, chez Gray, c'est une disparition rêvée, sereinement acceptée. Voilà ce que Gray est allé cherché au bout de la jungle: un apaisement, une expiation trouvée au terme d'un récit en trois actes, dont la jungle et les sauvages ne forment peut-être que l'arrière-plan exotique.


Il faut insister sur la sérénité trouvée par Fawcett au terme de son dernier voyage. Contrairement à tous les héros de Gray, il n'a pas connu de conflit moral, n'a jamais été tiraillé entre ses obligations de père et l'appel de l'aventure. Sa femme s'est éclipsée dans une vie de famille sans relief pour le laisser caresser ses chimères, elle a joué la partition de Pénélope pour lui offrir la possibilité de s'ancrer dans son mythe. Un mythe qui, à l'image du film, cherche son territoire et finit se replier significativement sur l'image d'une boussole, que l'épouse de Fawcett regarde comme un talisman. L'énigme de Lost of City of Z, la montagne promise par son beau titre accouche finalement d'une souris. Pas de cité perdue, mais un drame de la filiation sans véritable dramaturgie, destiné à rejoindre le grand roman que James Gray a dédié, depuis Little Odessa, au malheur infini des fils.


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le 9 avr. 2017

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