Le deuxième long-métrage de Jennifer Kent (Mister Babadook) nous arrive de loin. Présenté à la Mostra de Venise en 2018, auréolé là-bas d’un prix du jury, sorti en Australie en 2018, il n’est disponible en France que depuis le 9 mars, en VOD, sur OCS. Et quel malheur, décidément, de ne pas avoir découvert ce film - comme tant d’autres - sur grand écran.
Le grand cinéma australien est un cinéma de la violence, qui secoue, vous roule dessus sur l’asphalte ardente, à l’image de l’Interceptor de Mad Max. The Nightingale se taille une place parmi les grands en vous balançant un solide uppercut à la mâchoire. Et vous remet deux trois coups de latte entre les côtes, histoire que vous le gardiez en souvenir. L’Australie, terre livrée à une nature hostile, possède une histoire d’une bestialité inouïe : bagne de l’Angleterre, ses fondations ont été posées sur le génocide des aborigènes et l’exploitation des forçats, irlandais notamment. Voilà posé un décor apocalyptique qui n’a nul besoin d’anticiper je ne sais quel effondrement, mais qui requiert simplement de regarder dans le rétro de l’Histoire sans crainte ni complaisance. Ce que fait Jennifer Kent avec brio.
Clare, jeune forçat irlandaise, vit aux services d’une garnison britannique lorsque le plus haut gradé la viole, l’offre à ses hommes et tue son époux et son enfant. La scène, d’une cruauté sans limite mais paradoxalement d’une dignité de mise en scène admirable (il n’est pas question de « se faire plaisir » avec le motif du viol, comme dans certains films des années 60-70 moralement ambigus), donne le coup d’envoi. N’ayant plus rien à perdre que son âme, la jeune femme se lance à la poursuite de ses bourreaux, flanquée d’un Aborigène à la peau d’ébène, Billy, qu’elle regarde avec méfiance car elle est blanche et lui noir.
Racisme au dernier degré contre les Aborigènes, condition lamentable des forçats, exactions coloniales britanniques… d’une riche densité, The Nightingale multiplie les angles pour mieux tisser l’implacable toile d’une société australienne sans salut possible, rongée par la violence et gangrénée par la bassesse. Aussi, comme pour mieux ausculter le corps de ce monde colonial mort-vivant (ce qui est aussi souligné par les séquences de rêves), le film prend le temps de s’arrêter sur les poursuivis comme les poursuivants. Le misérable cortège de soldats, objet de la vengeance, s’égare dans le no man’s land australien, où tout est sec, gris et inhospitalier. La compagnie britannique se perd de vue, les hommes abandonnent leur esprit dans cette terre souillée par le pêché du génocide et qui ne peut que rendre mauvais les êtres qui la sillonne. Il y a quelque chose de Aguirre, à voir la troupe se déliter, les rapports se tendre, les inimitiés s’exacerber. Mais à la différence de Werner Herzog, ici point d’El Dorado au bout de leur quête, seulement une promesse de poste avec quelques galons. Une récompense médiocre pour des individus médiocres prêts à tous les crimes pour se tailler une place à peine plus enviable que la précédente.
Du côté des vengeurs, la jeune Aisling Franciosi impressionne, « rossignol » plongé dans une mare de haine et de sang, à peine tempéré par son partenaire Billy - Baykali Ganambarr, qui fait corps avec la colère, d’une justesse à toute épreuve - qu’elle va apprendre à connaître. Ces deux êtres dont on décèle, quelque part au fond, la bonté, peuvent-ils espérer se sauver ? Après deux heures et quart de plongée dans une violence endémique qui ne semble être qu’impasses et fatum désespéré, Jennifer Kent autorise un souffle d’espoir. Une plage, un lever de soleil. Un stéréotype, disons le clairement. Mais on est heureux de l’embrasser. C’est à cela qu’on reconnait les grands gestes de cinéma.