Attention, cette bafouille contient des spoilers ! Merci de votre compréhension.
L'autre jour, ma copine et moi nous chamaillions gentiment sur la question : peut-on raconter la fin dans une critique ? Pour elle, c'est impossible car une critique a pour intérêt de donner envie à d'autres spectateurs potentiels d'aller voir le film en question, ce qui est compliqué si on balance toute l'histoire sur un plateau effectivement. Or, moi, je ne peux donner mon avis sans parler du film dans sa globalité, au risque d'en balancer la fin comme un sagouin. Non pas que je sois un adepte de la formule "l'intrigue n'est qu'un prétexte", mais il me semble tout de même impossible par exemple de parler d'un film comme Seven sans mentionner son final monumental. Tout comme il me semble impossible de parler de Na Hong-jin sans lever inévitablement le voile sur ses intrigues aussi redoutablement racontées qu'imprévisibles à tout instant. Sa narration est sa principale force sur l'excellent The Chaser et le charmant The Murderer, ne révélant ses indices et ses morceaux de bravoure qu'au moment où on s'y attend le moins. Un don de narrateur qui, s'il ne lui a pas permis de révolutionner totalement le thriller jusque là, lui a tout de même fait livrer des oeuvres fortes du genre. Pour moi, une critique doit surtout livrer les impressions de son auteur de la manière la plus précise possible, ce qui va forcément l'amener à déflorer les mystères d'une oeuvre, pour ensuite les livrer à la comparaison des autres spectateurs, en espérant que ces impressions apporteront quelque chose de nouveau sur le film ou aideront les autres à formuler les leur. Donc si vous n'avez pas encore vu The Strangers (qui est génial), courrez-y et revenez lire la suite de ma bafouille plus tard.
Bon, passée cette analyse du propre du critique qui ne mériterait pas pour autant les honneurs des Cahiers du cinéma, qu'en est-il de The Strangers, troisième long-métrage de Na Hong-jin qui nous aura fait poireauter cinq ans pour nous le faire voir ? Et bien c'est du grand, du très grand cinéma, incontestablement le meilleur film de son auteur, semblant enfin avoir quelque chose à incarner dans son film. Non pas que ses autres films étaient inintéressants et superficiels : The Chaser était le thriller le plus haletant vu depuis des années, mais ne s'affranchissait pas finalement des règles du genre ; et The Murderer était un beau film noir sur la migration, le cul sur la frontière entre trois pays, mais le propos de son auteur semblait parfois s'égarer comme son protagoniste errant. Sur The Strangers, Na Hong-jin a eu beaucoup de peines à achever son scénario, complexifié par les réflexions de son auteur sur le bien et le mal, mais ça en aura valu le coup, car son film est diablement maîtrisé, incarné par une noirceur dont on peine à se remettre, et s'imposant comme une conclusion magistrale à la trilogie d'un réalisateur en pleine possession de ses moyens.
Encore une fois, ce qui marque en premier lieu dans The Strangers est son récit ambitieux (et ses 2h36 totalement justifiées), extrêmement riche en retournements. Ce qui ressemble d'abord à un thriller à la fois édifiant et rigolard faisant beaucoup penser à Memories of Murder (sans le plagier non plus car le fantastique s'invite très tôt à la danse) se transforme peu à peu en film d'horreur pur, digne de L'Exorciste, avec le même souci que le père Friedkin à regarder le mal pur droit dans les yeux au bout du chemin. Si l'on s'en tient donc qu'à l'intrigue, on a déjà un sacré chemin de croix ! Mais le plus fou reste encore comment le fantastique s'introduit très naturellement dans l'univers très terre-à-terre de Na Hong-jin et comment celui-ci le traite avec une conviction inébranlable, ce nouveau genre lui permettant de livrer un portrait décisif de la noirceur de l'âme qu'il poursuivait depuis The Chaser.
Car si la comédie pointe souvent dans The Strangers, et ce jusque très tard dans le film (le paroxysme des rites chamaniques prête tout de même à sourire et à se demander si le chaman n'est pas surtout un charlatan !), le long-métrage est tout de même inéluctablement gagné par le plus profond désespoir et est une expérience éprouvante autant pour les personnages que pour les spectateurs. Car le projet de Na Hong-jin est tout de même de pousser les hommes et leur justice dans ses derniers retranchements pour n'en sortir qu'une essence noire et démoniaque. Que le film se conclue sur l'apparition du Diable (d'ailleurs effroyablement crédible) ne l'élève pas dans un exercice purement théologique puisque entre-temps, Na Hong-jin s'est judicieusement amusé à brouiller les cartes, à sans cesse alterner son montage pour contaminer les situations entre elles et à faussement aiguiller les points de vue pour faire exister le mal dans chaque homme. Tout comme il ne suffisait pas de ne pas être croyant pour être terrorisé par L'Exorciste tant Friedkin s'efforçait de crédibiliser sa situation, il ne suffit pas de voir le diable comme seul coupable pour s'indemniser de l'angoisse profonde et pessimiste que The Strangers a insinué en nous : dans ce chef-d'oeuvre de Na Hong-jin, le malin a eu tout le temps de se cacher derrière chaque personnage du film...