Le charme discret de la bourgeoisie endormie

Véritable scandale à la fin des années 60, Théorème permet à Pasolini de prendre le rôle d'un dénonciateur d’une société arrivant à sa fin.
Pasolini considère à la fin des années 60 que le prolétariat et la petite bourgeoisie ne peuvent pas être sauvés. Dans Théorème il veut présenter une bourgeoisie endormie. Il insiste sur cette lenteur, ce manque de vie.
Le jeune homme n’a presque jamais recourt à la parole. Toute sa séduction se fait par l’intermédiaire de son regard, de ses gestes. Les personnages sont comme envoûtés par ce mystérieux individu. Il a, à de nombreuses reprises des postures provocatrices et suggestives. Les plans de caméra sont centrés sur ses yeux bleus, sur son sexe. La focalisation sur le bas-ventre du visiteur est assez étonnante. Ce qui est montré c’est surtout la fascination. La fascination immédiate, troublante et déstabilisante. Tous les membres de la famille sont secoués intérieurement. L’arrivée de cet homme fait l’effet d’une véritable tornade dans la famille. D’où l’importance de plans longs et silencieux au début pour symboliser le calme avant la tempête.
Cet étranger exerce sur cette famille, un pouvoir magnétique, hypnotique, voir mystique auquel aucun ne résiste. Majestueusement interprété par Terence Stamp qui se démarque de la famille italienne, de par son physique, typiquement anglo-saxon.
De nombreuses références à la Bible sont présentes


» Mais Dieu fit faire au peuple un détour par le chemin du désert… » Exode 13:18


Angelino (petit ange) est le nom de celui qui annonce l’arrivée de l’invité. Le père se nomme Paul, cela nous renvoie à Paul de Tarse dans la Bible, celui qui a eu une conversion) car ce dernier lègue l’usine a ses ouvriers, c’est d’ailleurs le plan d’ouverture du film.


D’autres références sont présentes :


– La jeune fille sur son lit attendant l’extrême onction.


– La montée au ciel de la bonne (vierge marie)


– L’enterrement de la bonne, vivante


– Le plan final du père dans le désert, image du désert que l’on voit aussi au début pendant le générique. (les 40 jours du Christ dans le désert)


– Le jeune homme qui peut être vu comme le Christ, répandant l’amour sur terre.


– La scène d’amour entre le jeune homme et le père : Livre de Jérémie


Quel sens peut-on alors donner à ces références ?


Nous avons un témoignage d’un père de l’Eglise Catholique, le père Camuso. Pasolini voulait une phrase qui puisse exprimer l’irruption violente de Dieu sur la terre. Le père Camuso lui proposa : « Tu m’a séduit Dieu et je me suis laissé séduire, tu m’a violenté et tu as eu le dessus ».
L’érotisme n’est en fait qu’une fonction linguiste. C’est le langage que parle le sacré.
Eros est la voie empruntée par le sacré pour entrer en communication avec les hommes. Ce jeune homme dont on ne sait rien va violenter la famille qui ne va pas savoir quoi faire de cette révélation. Il faut alors prendre l’acte sexuel comme une métaphore. Mais aussi comme une révélation que les protagonistes vont utiliser pour se transformer, changer. Personne ne va comprendre le véritable sens de cette révélation. Et c’est là qu’on peut comprendre le sens du titre de film, pour Pasolini, son théorème peut être résumé par la phrase suivante: Si Dieu arriverait aujourd’hui, personne ne serait capable d’entendre son message, tout le monde se fourvoierait.
C’ est pour Pasolini une façon de critiquer cette société qui prône des fausses valeurs. Une des métaphores pour parler de la foi c’est l’idée d’être possédé par Dieu. Et dans son oeuvre, Pasolini transforme cette possession en possession physique. Il y a véritablement une volonté de choquer, ainsi le sacré devient aussi choquant que la pornographie a laquelle certains ont voulu réduire le film. Le scandale repose sur l’érotisme comme métaphore.


Je vous invite par ailleurs à aller lire l’excellent article sur l’érotisme et l’ordre moral, de Sébastien Hubier : http://etudesculturelles.weebly.com/erotisme.html


Chacun se trouve changé, transformé. Certains arrivent à s’affirmer, d’autres non. Que ce soit positif ou négatif, les protagonistes font de cette venue un véritable transfert.


Le fils, Pietro retrouve l’inspiration pour ses créations artistiques et il s’affirme totalement, il y a donc un véritable transfert. L’amour qu’il avait pour le mystérieux homme est transformé en une sorte de folie qu’il utilise dans l’art. Il dit qu’il a été révélé à lui-même, (Portrait de l’homme en bleu, rappelle ses yeux). Transfert amour-art. Pierre dit qu’il a pu affirmer sa différence. Il a conscience de sa singularité d’artiste.
La mère, Lucia présente un fort besoin sexuel qu’elle nourrit en allant voir des jeunes hommes. Transfert du besoin sexuel. Cette femme s’acharne et se laisse porter par ses désirs dans le but de retrouver ce qu’elle a connu avec le jeune homme. Lucia comprend qu’elle a bâtit toute sa vie sur un grand vide.
Le père, Paolo, profondément capitaliste, se retrouve anéanti et détruit. Dans les derniers plans du film, Pasolini centre son histoire sur ce personnage. Il y a un raccord avec le début du film. Lors du premier plan on peut voir des ouvriers qui ont obtenu, de leur patron, l’usine.
La fille, Odetta tombe dans une profonde tristesse et déprime, ce qui la plonge dans un profond coma. Le cas d’Odetta est sans doute le plus difficile à expliquer. Elle dit qu’elle a été ramenée a une vie normale (désir incestueux).
La bonne, Emilia, au départ c’est un personnage neutre, qui est en bas de l’échelle sociale, et suite à cette visite, elle devient progressivement une icône religieuse, une sainte. (« Les premiers seront les derniers… »)


Ce qui domine c’est que quelque chose leur a été enlevé, ils se sentent vides. Ils ont le sentiment que le visiteur les a détruits. Chacun des personnages vit ça comme une révélation manquée.
Ils essayent alors de dupliquer le message qui leur a été donné.
La première c’est la mère qui va alors faire un transfert sur des jeunes hommes inconnus.
Ensuite, Pierre devient artiste, et l’artiste c’est celui qui a conscience de sa singularité ou de son sentiment d’anormalité.
La fille devient muette, elle tombe dans sorte de coma totalement inexpliqué. On peut se demander pourquoi elle garde son poing fermé ? On peut y voir une image de souffrance, de douleur, d’acharnement…
Ce coma peut renvoyer à la belle au bois dormant, il y a un côté un peu mystique.
Le personnage de Paul, quand à lui, nécessite une compréhension idéologique.
Celle qui semble le mieux avoir compris le message c’est Emilia. Elle quitte la ville pour retourner dans son milieu rural. Elle se nourrit d’orties, guérit un enfant, et ensuite elle lévite au dessus des toits. Elle se fait ensuite enterrer vivante, et on a l’image de la société qui enterre ce qui reste du monde rural. L’absence de sacré qu’elle manifeste corrompt tout. La conclusion est alors extrêmement pessimiste : aucun rachat nulle part.


La dernière scène c’est le cri du père dans le désert. Le cri d’un monde sans dieu déserté par le sacré. Pasolini veut montrer l’incompréhension historique de l’illusion du sacré.
L’horizon de la possession (usines) est comparé au désert (vide).


Un film qu’il faut regarder, plusieurs fois, pour être sûr de bien en saisir toutes les clés car ce film, bien que tinté de mystique, de magique et de surnaturel, c’est avant tout une fable qui repose sur des codes religieux et moraux toujours mis en parallèle avec des images érotiques. Le tout faisant passer un message au spectateur qui, selon son envie, l’accepte ou le refuse.

EliseRobert
9
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Créée

le 22 oct. 2020

Critique lue 338 fois

Lyz Elia

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