Probablement le film le plus profond et le plus ambitieux que j'ai vu de Pasolini, bien que je n'en cerne pas tous les tenants et aboutissants.
Interview d'ouvriers par un journaliste de droite. Leur patron vient de leur donner leur usine. Plan sur les nuages passant au-dessus d'une montagne (l'Etna ?). Une citation sur Dieu qui envoie les hommes au désert. Alternance de plans du volcan et d'un paysage industriel tout aussi stérile. Puis plusieurs minutes en noir et blanc montrant des plans des différents membres d'une famille bourgeoise. Un messager foufou amène un message : "il arrive demain".
Brutal passage en couleur, la famille reçoit. Le Visiteur (Terence Stamp) est un beau brun mystérieux. Chaque membre de la famille tombe sous son charme : la bonne, puis le fils, puis la mère, puis le père, puis la fille. Mais ce n'est pas un film porno. Ce personnage représente l'amour, et il repart après réception d'un message lui disant de partir demain.
La deuxième partie du film montre comment chaque membre va faire face à cette absence. Le fils devient artiste, et implore le hasard de l'aider à représenter son amant perdu. La mère devient nymphomane, racolant tout jeune homme rappelant un peu le visiteur qu'elle croise dans la rue. La bonne se retire dans la ferme familiale, et reste assise à fixer la cour, ne se nourrissant que d'orties. Elle devient même thaumaturge, puis essaie de se faire enterrer vivante. La fille est prise de catalepsie, la main crispée, et le regard perdu. Le père, enfant, croisant un bel homme dans une gare, décide d'abandonner ses vêtements et de gravir le volcan tout nu. On comprend qu'avant cela, il a donné son usine à ses ouvriers.
Quel film mutique et hermétique ! Rares sont les paroles échangées, l'essentiel de l'univers sonore venant de messes de musique classique, de freejazz ou de pop sixties (qui intervient dans les moments les plus mystiques d'un point de vue chrétien, allusion à "La riccotta" ?).
C'est pourtant, au niveau de la mise en scène, le film de Pasolini qui me semble le plus pensé (sachant que je les regarde dans l'ordre chronologique). L'alternance plan sur les visages-plan large avec profondeur de champ, les coupes parfois assez saccadées après des plans plus longs, les nombreux travellings sur l'environnement urbain, les plans fixes sur la maison, ces moments de caméra subjective, lorsque la mère sort de la chambre de son amant, qui peuvent sembler gratuits mais trahissent son désarroi.
En fait j'arrête. Il faudrait une analyse plan par plan de ce film, d'une très grande profondeur. Le cinéma de Pasolini n'illustre pas, il questionne en même temps qu'il montre. Et ce questionnement peut partir d'une épaule nue, de la position d'un regard par rapport à l'autre, de la conscience de l'espace qui nous entoure. Difficile, également, de juger de l'interprétation quand un film repose à ce point sur le découpage. Rarement la sensation entre les corps a été aussi bien filmée, sans outrange, mais avec un sens du religieux.
Le film s'interroge principalement sur la foi, à savoir sur ce que chacun choisit de faire après avoir connu une expérience sensorielle privilégiée, difficilement communicable. Et si dans ses films précédents, Pasolini me faisait l'effet d'un écrivain travaillant à la mise en image de ses idées, ici il part de la photogénie, et je le sens devenu pleinement cinéaste.