Une expérience sceptique de métaphysique dans ce manifeste politique explicite

Spoil tout le long


Un manifeste politique explicite mêlé à une expérience sceptique de métaphysique, voilà ce qu'est avant tout Théorème , chef d'oeuvre absolu de Pasolini.


Comme souvent dans son cinéma, Pasolini ne se prive pas pour critiquer avec violence la bourgeoisie. Derrière cette expérience mystique qui touche la famille bourgeoise, deux personnages sont à retenir, à mon sens, dans la virulente critique de Pasolini : le fils et la mère (et la fille aussi d'une certaine manière, mais c'est un personnage trop vite expédié je trouve). En réalité, c'est surtout la mère qui sert ici le réquisitoire politico-social de Pasolini ; en effet, Silvana Mangano se complait totalement dans son petit monde bourgeois, alors qu'elle est pourtant l'une des plus conscientes de la vanité que propose la bourgeoisie (comme elle le dit à Terence Stamp). Mais après l'expérience de métaphysique, Silvana Mangano se met à avoir peur de l'objet divin, une peur terrible, comme en témoigne son impossibilité d'entrer dans une Église ou d'observer la croix christique. Mangano noie donc cette crainte dans tous les petits privilèges que son petit monde bourgeois peut lui permettre, et notamment dans la sexualité, la nymphomanie étant ici un remède à la crainte de Dieu. Car l'objet divin demande beaucoup d'humilité, de construction, et que la bourgeoisie n'est capable que de déconstruction.


Mais le personnage du fils est extrêmement intéressant aussi, un peu plus ambigu par ailleurs. Il établit un transfert de l'objet divin vers l'objet artistique, sauf qu'incapable de créer, il attend quelque chose, il attend que le miracle se créé à nouveau en vérité, et est lui aussi sujet à une forme de vanité profonde que critique Pasolini. Pour autant, je ne trouve pas que le regard porté sur ce personnage soit si dur ; si la critique politique rejoint la critique artistique, il y a aussi une forme de pitié qui se dégage de ce personnage qui attend que l'objet divin revienne... mais il ne revient pas ! Il n'a pas la Foi : il n'a que l'attente. Finalement, lui aussi se complait dans sa création futile, et son espoir est tout aussi vain que son art...


Le personnage de la bonne est également un personnage incroyable et formidablement construit. C'est la seule qui arrive à se servir de l'expérience divine, à construire justement, elle qui n'est pas enlisée dans ce petit monde bourgeois. Elle devient sainte, et donne un véritable sens à sa vie, revenant dans son petit cocon d'enfance, menant une vie d'ascète. Elle, a eu le courage d'affronter l'objet divin, et non d'attendre le miracle. Car c'est dans l'affrontement divin que naît le miracle ici. Elle se fait également le témoin de la montée du capitalisme, qu'elle rejette tant, comme nous l'expose cette ultime séquence la mettant en scène, où elle s'enterre vivante non pas pour mourir, mais tout simplement pour pleurer... Pleurer une authenticité qui part, pleurer tous ces villages meurtris par les travaux, par le capitalisme, par l'industrie et les déconstructions que cela engendre.


Mais s'il y a bien un personnage incroyable, peut-être le plus puissant de tous, c'est bien le père. Comme la bonne, cette expérience divine l'emmène vers une quête de sens, comme son fils également, là où Silvana Mangano, par la nymphomanie, et Anne Wiazemsky, par la folie, écarte le sujet, échappe à la quête de sens, une quête bien trop douloureuse. Le père cherche, recherche l'objet divin, au point de tout abandonner de sa vie, mais ne l'affronte pas totalement, à l'instar de son fils ; lui aussi est plus dans l'attente d'un nouveau miracle, à la recherche du divin. Mais sa recherche est vaine. C'est ce personnage qui incarne véritablement le scepticisme métaphysique du film. Jusqu'où l'expérience métaphysique l'amène ? Quelque part, la croyance en Dieu, qu'il ne renie jamais, est une croyance destructrice, et ce personnage est très proche de certaines conceptions nietzschéennes : la religion est plus une déconstruction qu'une construction, notamment dans ces sociétés où l'athéisme intégriste ne cesse de gagner en influence.


C'est également très intéressant de s'imprégner de l'Exode tout au long du film, de cette fuite, car finalement, à leur manière, tous les personnages bourgeois fuient. Le film dit tellement de choses que je ne me suis même pas arrêté sur la mise en scène absolument prodigieuse. Pasolini fait naître un tel malaise dans ce film, malaise issu justement de ce scepticisme, de cet incompréhension... Pasolini va plus loin que le cinéma de contemplation ou d'immersion : le spectateur ne pas ne pas réfléchir devant Théorème ! C'est en cela qu'il s'agit, à mon sens, de l'oeuvre la moins accessible de Pasolini, qui est d'une grande exigence avec son spectateur, qui doit tout construire lui aussi, et qui lui aussi est confronté à l'expérience divine. Bresson disait que le cinéma sonore a inventé le silence. Théorème en est un exemple parfait ! Pasolini dresse des moments de silence qui s'étendent, et qui suscitent presque la terreur chez le spectateur. C'est une oeuvre coup de poing, à n'en pas douter, mais c'est une oeuvre qui ne cesse de faire écho après visionnage, et ce des semaines après, voire des mois (voire toute une vie). Il y a tant de choses à déceler, il y a une telle harmonie à déchiffrer, une telle intelligence. Rien que le personnage de Ninetto Davoli est lui aussi énigmatique, et renverrait plus à une image mythologique que biblique. Certaines choses se confondent, de façon à ce que le spectateur se perde de plus en plus dans une oeuvre assez ésotérique. Si le propos politique est clair, le propos métaphysique (et non religieux !!!) l'est beaucoup moins.


Cette séquence finale, où l'on voit le père dans le désert biblique, est ahurissante et tellement pessimiste. Ce cri, ce hurlement, avec pour fond le Requiem de Mozart, c'est tout simplement un cri de sens. De manque de sens. Une peur, une terreur. Si l'on perd le sens, alors nous allons vers notre propre destruction, d'où la symbolique de l'oeuvre de Mozart derrière. Ce cri est celui que nous poussons tous un jour, dans notre vie. Plus qu'un cri de désespoir : un cri de manque. On cherche Dieu, on cherche ses manifestations... Mais on ne peut que le créer, avec un peu de dignité et surtout d'humilité. C'est à nous de créer le sens, et non de le chercher ou de l'attendre. Mais un jour ou l'autre, on finit toujours par douter. Et alors, on cri, on hurle, et on appelle Dieu. En vain.

Reymisteriod2
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le 27 nov. 2019

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