Lyonnais d'adoption, j'ai voulu revoir ce film (découvert à l'adolescence) pour les nombreuses vues de la ville il y a 65 ans. Comme Marcel Carné compte pour moi parmi les plus grands cinéastes français (Les enfants du paradis fut même longtemps mon film préféré), l'expérience ne s'annonçait pas a priori désagréable.


Après le générique, le film s'ouvre sur la Place Bellecour puis nous emmène sur les berges du Rhône, dont on apprend ainsi qu'elles n'ont pas attendu Gérard Collomb pour être un lieu de flânerie ! D'une manière générale, on se dit souvent que Lyon n'a pas tant changé que ça depuis 1953... On reconnaît la place des Terreaux, la rue Mercière, la montée de la Grande Côte, le pont Napoléon, la rue de l'Annonciade (en entrée et en fin de film)...


Bon, mettons un terme à ce paragraphe dédié aux Lyonnais ! Le film, donc. Carné a voulu mettre en exergue la libération, l'appel d'air que représente Laurent pour Thérèse. A cet égard, le faire jouer par Raf Vallone, contrainte imposée par la coproduction franco-italienne, se révèle cohérent : l'exotisme que représente Laurent s'en trouve renforcé. Certes, comme il est italien on tombe un peu dans le cliché du latin lover, mais la présence magnétique de Vallone permet de dépasser ce poncif.


Pour créer un effet de contraste, Carné insiste sur l'oppression que représente la famille de Thérèse : le capricieux, vaniteux et souvent ridicule Camille ne saurait inspirer l'amour, et l'acariâtre belle-mère est une infatigable harpie. Thérèse se terre quant à elle dans un mutisme résigné. Pour camper ce petit monde, Carné y va au bulldozer : Camille est une vraie caricature d'enfant gâté, doublé d'un raciste, d'un petit chef et d'un tricheur pour faire bonne mesure, Mme Raquin n'ouvre la bouche que pour assassiner la pauvre Thérèse. Tant qu'on y est, ajoutons deux amis qui viennent tous les jeudis depuis des années s'écharper sur... une partie de petits chevaux. Le trait est très appuyé, d'autant plus que le jeune Jacques Duby artificiellement vieilli, surjoue pas mal son personnage. "Sylvie", en revanche, est la révélation du film : la scène où, devenue muette, elle fixe dans son lit Thérèse, le visage placé dans un halo, est une image marquante de terreur. Même Chabrol, expert en gueules à faire peur, peut aller se rhabiller. Un des grands atouts du film... à partir du moment où elle ne s'exprime plus que par le regard, son personnage auparavent étant beaucoup plus convenu.


Ce regard de braise répond à celui que Laurent darde sur Thérèse dans la boutique. A plusieurs reprises, Carné a recours aux gros plans pour augmenter l'intensité des scènes : classique mais superbement maîtrisé et dosé.


Il manie aussi l'ellipse avec maestria. Trois exemples :
1- On passe d'une scène d'échanges agressifs entre Camille et Laurent à une scène où ils sont copains comme cochons, Camille en loque avinée, une transition par le bar ayant eu lieu.
2- On voit rouler Laurent vers Mâcon, on le retrouve dans la scène suivante dans le train. Cette simple juxtaposition suffit à dire que Laurent est monté à Mâcon. Un peu plus tard, après le meurtre, on apprend que le train "a passé Chalon", on en déduit donc que Laurent est descendu du train.
3- Une scène nous apprend que Thérèse va pouvoir toucher une grosse somme d'argent. On voit ensuite Riton qui se rend chez Thérèse, où il apprend que celle-ci a reçu une somme importante. On comprend que la transaction s'est faite entre temps.
Toujours savoureux cet art de l'ellipse à mes yeux.


Le personnage de Riton, parlons-en. Il a été créé de toutes pièces par Carné et Spaak, en lieu et place du remords qui ronge les deux amants dans le roman de Zola. Il est donc déplacé de reprocher à Carné, comme j'ai pu le lire sur SC, d'avoir peu creusé ce remords-là. Il n'est d'ailleurs pas totalement absent chez Thérèse : elle en vient à quitter Laurent car celui-ci se mêle à l'image de Camille déchiqueté. Un véritable traumatisme, que Carné a intelligemment annoncé par l'éclair qui zèbre son visage dans le train juste après le crime.


L'idée d'un personnage qui vient faire payer les deux amants pour leur crime est séduisante. Un personnage qui incarne un sentiment (ici le remords), Carné affectionne ce type de procédé : qu'on pense à Jules Berry qui figure le diable dans Les visiteurs du soir. Il a choisi ici pour l'incarner Roland Lesaffre (l'amant de Carné à la ville m'apprend l'une des plumes de SC), narquois à souhait. Belle scène où il encaisse avec calme deux baffes du violent Laurent. Mais Carné, au-delà du cliché que frôle la composition de Lesaffre, en fait un maître chanteur pas si antipathique, notamment grâce à une tirade où il invoque la poisse qui a caractérisé toute son existence. Le final est à cet égard grinçant :


Fataliste, puisque Riton décidément, ne parvient pas à modifier la courbe malchanceuse de son existence. Moraliste, puisque la lettre finalement postée par la naïve soubrette fera que, non, décidément, le crime ne reste pas impuni. Sombre enfin, car Thérèse non plus ne parvient pas à échapper au malheur. Une fin que mon grand-oncle, Julien Duvivier, eût pu signer !


Face à une Thérèse constamment en proie au doute, fragile roseau oscillant au gré des événements, Laurent incarne un chêne, une détermination qui cadre avec ses épaules "de camionneur". C'est un impulsif et le feu de la passion se lit dans ses yeux. Mais il a besoin, comme d'un moteur, de l'amour de Thérèse et lorsqu'elle prononce enfin les mots tant attendus il se voit pousser des ailes : le feu qui est en lui, qui s'exprimait violemment, devient une force positive, apte à dégager un avenir pour le couple. Après ce qui s'est passé, sa proposition initiale, partir en quittant tout, devient envisageable. Ce projet ultra romantique devient même la seule issue.


Pour Thérèse, dont la personnalité a toujours été étouffée, pas si simple de s'épanouir : se taire face aux flics ou au juge elle sait faire, mais exprimer ses sentiments... Ce contraste est exprimé par la scène du coup de téléphone où Laurent est contraint de hurler à cause de la fête ambiante quand Thérèse chuchote pour ne pas être entendue. Une très belle idée de mise en scène.


Si Thérèse finit pourtant par se lâcher, ce n'est pas tant dans les bras de Laurent que face à sa belle-mère muette, dans une scène qui m'a rappelé Raimu dans La femme du boulanger (le principe d'un "dialogue seul" donne souvent lieu à des morceaux de bravoure). Carné pose ici la classique question de la responsabilité : qui a réellement tué Camille, Laurent emporté par sa passion, Thérèse qui l'a entraîné dans cette affaire ou Mme Raquin, qui est à l'origine de ce mariage malheureux ? Ou encore Camille lui-même, aveugle à la situation, et bien décidé à enfermer Thérèse à Paris ?


La culpabilité, la responsabilité ultime, le "prix du sang", autant de thèmes qui se déploient dans cette adaptation réussie de Zola dans le Lyon de 1953. Dommage que Carné ait un peu forcé le trait sur ses personnages de bourgeois médiocres, et qu'il ait cédé à quelques poncifs du genre (les baisers de cinéma devant la fenêtre par exemple) : sans ces quelques faiblesses, je serais allé jusqu'à 8.


7,5

Jduvi
7
Écrit par

Créée

le 6 avr. 2021

Critique lue 190 fois

1 j'aime

1 commentaire

Jduvi

Écrit par

Critique lue 190 fois

1
1

D'autres avis sur Thérèse Raquin

Thérèse Raquin
PierreAmo
6

(Digression hors sujet)La Poste "a tout mis en oeuvre "... T-o-u-t, pour trouver votre destinataire:

Digression hors sujet à propos de la scène où un personnage est filmé en train d'écrire l'adresse suivante sur une enveloppe en 1953:_"Monsieur Joulin, Juge d'instruction, Palais de Justice, Lyon,...

il y a 7 jours

10 j'aime

12

Thérèse Raquin
GuillaumeRoulea
7

Derniers feux du réalisme poétique cher à Carné

Bien sûr comme toute adaptation il y a des aspects de l'histoire originelle qui sont sacrifiés. J'ai lu Thérèse Raquin plusieurs fois. J'ai vu Thérèse Raquin plusieurs fois. Les différences sont...

le 13 mai 2013

9 j'aime

2

Thérèse Raquin
Boubakar
8

Les amants du train.

Avec Thérèse Raquin, Marcel Carné adapte librement un roman de Émile Zola. Cependant, il n'est pas en position de force, car il a dû accepter cette commande à la suite de l'échec de Juliette ou la...

le 19 oct. 2020

8 j'aime

1

Du même critique

R.M.N.
Jduvi
8

La bête humaine

[Critique à lire après avoir vu le film]Il paraît qu’un titre abscons peut être un handicap pour le succès d’un film ? J’avais, pour ma part, suffisamment apprécié les derniers films de Cristian...

le 6 oct. 2023

21 j'aime

5

Gloria Mundi
Jduvi
6

Un film ou un tract ?

Les Belges ont les frères Dardenne, les veinards. Les Anglais ont Ken Loach, c'est un peu moins bien. Nous, nous avons Robert Guédiguian, c'est encore un peu moins bien. Les deux derniers ont bien...

le 4 déc. 2019

16 j'aime

10

Le mal n'existe pas
Jduvi
7

Les maladroits

Voilà un film déconcertant. L'argument : un père et sa fille vivent au milieu des bois. Takumi est une sorte d'homme à tout faire pour ce village d'une contrée reculée. Hana est à l'école primaire,...

le 17 janv. 2024

15 j'aime

3