Tout ceux pour qui Danny Glover restera l'éternel Sergent Roger Murtaugh aux côtés de Mel Gibson / Martin Riggs ne pourront qu'être surpris par son rôle dans "To sleep with anger". À des années-lumière du comique de contraste qu'il apportait aux différents volets de "L'Arme fatale", sa présence est ici incertaine et instille dans un même mouvement le doute et le mal au sein d'une famille afro-américaine.


Ce qui est particulièrement appréciable dans le portrait que fait Charles Burnett de cette famille noire, c'est qu'il se dessine en marge de toutes les oppositions classiques liées, par exemple, à la ségrégation. Non pas que cette thématique ne soit pas intéressante, évidemment : des films comme "Nothing But a Man", "Blue Collar" ou encore "The Intruder" sont là pour le prouver de manière extrêmement solide. Mais cette approche a l'avantage de se focaliser sur une vision plutôt réaliste de la vie d'une famille noire des suburbs américaines, délivrée par un réalisateur appartenant à cette même classe. C'est en tous cas ce qui se dégage de ce film étrange et étrangement éloigné des conventions cinématographiques en termes narratifs et thématiques.


L'ambiance générale a beau se rapprocher de ce qu'on pourrait qualifier de téléfilm, il y a dans "To Sleep with Anger" un mélange très particulier de réalisme et de fantastique qui en font une véritable curiosité. Au centre de la frange fantastique, le personnage interprété par Danny Glover : une présence électrique et énigmatique comme peut l'être celle d'une ancienne connaissance qui arrive sans raison apparente et qui profite un peu trop de l'hospitalité de ses hôtes. Tout est dans cet "un peu trop", dans ce danger sur le pas de la porte qui ne se dévoile que très progressivement, dans ce voile maléfique qui enveloppe peu à peu le foyer accueillant. Un mariage en déroute, une santé qui vacille, une autorité en question, et surtout le passé que beaucoup avaient souhaité oublier qui refait soudainement surface à travers cette personne presque diabolique. Le passé des mœurs et des mentalités qui ont évolué, le passé des lignes de chemin de fer construites par des esclaves noirs : autant de choses que certains voudraient laisser définitivement enterrées dans les sables du temps.


"To sleep with anger" flirte aussi agréablement avec l'horreur, tant Danny Glover renferme un potentiel menaçant, source de tension. Plus sa présence s'éternise, plus son accointance avec une certaine forme de mal se fait ressentir. Sous les beaux habits, derrière le sourire de façade, dissimulé derrière une courtoisie affichée, le malin attend son tour et abat ses cartes. Il s'agit évidemment d'une fable, aux enseignements contrastés et ambigus : difficile de dire à la toute fin s'il s'agissait d'une entité purement maléfique ou d'une sorte de sauveur sacrifié. On peut regretter une certaine longueur, notamment à partir du moment où la dimension "presque fantastique" est avérée, mais il faut reconnaître à Charles Burnett un certain talent pour instaurer une atmosphère inquiétante et incertaine, saupoudrée d'humour, sans jamais énoncer clairement ses intentions. Il est aussi beaucoup question des différentes aspirations, parfois opposées, au sein des deux générations : d'un côté les parents attachés à une culture, à une tradition, à une communauté, et de l'autre les enfants plus intéressés par un tout autre idéal de réussite, plus matérialiste. Mais Burnett évite habilement le pamphlet qui distinguerait les bons des mauvais, les gentils des méchants : les vices comme les torts sont partagés de tous les côtés de la lutte qui oppose l'ancien et le nouveau. "To sleep with anger" adopte ainsi un regard critique sur la société américaine, sur des liens qui se dissolvent, sur une solidarité qui s'amenuise, un ensemble de dysfonctionnements dont Danny Glover serait l'archétype, comme le symbole d'une mauvaise conscience aux multiples facettes.


[AB #198]

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le 21 févr. 2017

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Morrinson

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