" Mais vivre sans tendresse, on ne le pourrait pas "

Love Streams a une place particulière dans la carrière de Cassavetes. Officiellement c’est son avant-dernier, car deux ans plus tard il réalise Big Trouble, mais officieusement c’est son ultime film, celui où il tire sa révérence, tant Big Trouble ne ressemble à aucun de ses précédents films, que ce soit au niveau de l’esthétique que de la qualité.
Pour ce film il retrouve sa femme Gena Rowlands dans le 2nd rôle principal, et se met également en scène pour la 4e fois de sa carrière après Husbands (1970), Minnie & Moskowitz (1971) et Opening Night (1978).
Si j’ai un petit peu de mal avec Cassavetes dont je trouve les films inconstants, irréguliers, certains de ses longs-métrages me plaisent beaucoup, mon préféré étant Husbands. Il y a quelque chose dans cette bande d’amis qui m’a tout de suite beaucoup touché, et je me suis bien plus identifié que dans ses autres films. Il faut croire que Love Streams me fait encore plus aimer le réalisateur, car j’ai vu dans ce film quelque chose de très doux et très pur, j’ai vu Cassavetes aimant sa femme et aimant les défauts de chacun de ses personnages, j’ai vu finalement un film très humble et tendre, et Bourvil m’a accompagné durant tout le générique.


Il est intéressant de voir quels sont les personnes que Cassavetes s’attribue à lui et à sa femme. On retrouve une certaine excentricité chez chacun et l’on comprend très vite que l’on est en terrain connu, surtout quand on voit que l’on peut rapprocher ces personnes de certains des précédents films du réalisateurs. Cassavetes a un rôle ressemblant à celui de Ben Gazzara dans Meurtre d’un Bookmaker Chinois (1976, un des Cassavetes que j’aime), et Rowlands ressemble à ce qu’elle a pu être dans Une Femme sous Influence (1974, film duquel je suis assez mitigé), et là où le film devient génial c’est qu’il est conscient de la carrière du réalisateur. Cassavetes ne cherche pas à faire un énième film où ça gueule de partout, peut-être car il n’en a plus envie, mais surtout car il n’en a plus la force, et cela se ressent même chez Rowlands. Les deux ont vieilli, les visages ne mentent pas, et l’on a d’un côté Cassavetes qui ne l’accepte pas en refusant sa paternité, et Rowlands qui ne le comprend pas. Elle ne comprend pas pourquoi son mari l’a quittée, elle ne comprend pas pourquoi sa fille veut rester avec celui-ci… Elle semble très désabusée, et la première moitié du film montre alors Cassavetes et Rowlands dans 2 états de vie différents : elle termine un cycle, et lui n’en a pas, ou du moins il est très irrégulier.


Le film joue également avec le spectateur, car durant cette première moitié, le couple extra-diégétique n’est relié que par le montage qui met en parallèle leurs vies, et au moment où les deux personnages se voient pour la première fois (dans le récit), l’un part pour Las Vegas avec son fils. Une sorte de frustration s’installe alors, Cassavetes chercherait-il à éviter sa femme ? Il semblerait qu’il cherche surtout à ne pas être là où on l’attend, et ça marche terriblement. De surcroît, on pourrait bien évidemment penser que ces deux personnes sont d’anciens amants qui vont partager une petite histoire d’amour durant la seconde moitié du film, mais il n’en est rien ! Ce ne sont que des frères et soeurs, qui sont tous les deux dans une situation amoureuse inexistante.


On retrouve donc là les batailles entre les différentes sphères relationnelles, comme dans tous les Cassavetes. Ici c’est la sphère amoureuse/parentale qui est mise à mal, et pour la deuxième fois dans la filmographie du réalisateur, c’est la sphère fraternelle qui vient panser les plaies, et on ne cherche plus d’embrouilles, mais que de la tendresse. On ressent fortement cela lors des scènes d’engueulades entre les deux protagonistes. Dans Faces (1968) ou Une Femme sous Influence, les oreilles des spectateurs auraient saigné tant le décibel serait monté haut, le montage aurait été plus vif et la mise en scène plus intense. Ici, on est en plans rapprochés, c’est proche, mais on garde une certaine distance par rapport à ce que Cassavetes a pu filmer, le montage laisse les personnes parler, ne les coupe pas, et la voix est fatiguée. Il n’y a pas d’excentricité, mais il y a du sincère dans le jeu de Rowlands quand elle se dispute avec son frère, et surtout beaucoup plus de fatigue, et par ce ton beaucoup plus fin, Love Streams arrive à bien plus emporter le spectateur que n’importe quel autre film de Cassavetes.


Cette deuxième moitié est vraiment fantastique, car le film fait table rase de ce qu’il a montré avant. Si la première moitié avait un aspect parfois aussi un peu comique (tout en gardant du dramatique) quand on voyait Cassavetes, comme le fait qu’il se plaise à se présenter dès qu’il rencontre quelqu’un, subtil mais efficace ; la deuxième partie va être beaucoup plus tendre. Cassavetes essaie là de réparer une relation ancienne, sans doute oubliée et ce par les protagonistes et par le réalisateur (première fois depuis son premier film, Shadows, 1959, qu’il parle de fraternité), et quand il sert dans ses bras une Gena Rowlands malade, on peut y voir un amour entre mari et femme ou entre frère et soeur, mais on y voit surtout quelque chose de pur et tendre, et c’est ce qui rend ce film si beau et qui conclut magnifiquement (si si, on oublie Big Trouble) la carrière du réalisateur, dont son dernier geste est un magnifique au-revoir.

NocturneIndien
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le 12 mars 2021

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