Le cinéma est un art des pays riches : il suppose des structures, des équipements, des financements et une capacité de diffusion qui le rendent difficilement accessible, surtout à l’ère de l’argentique. Cela explique en partie que l’Afrique soit, comme sur tant d’autres domaines, la grande absente du 7ème art, si ce n’est au gré de belles images filmées par les pays développés, capturant une nostalgie de l’âge de colonies ou allant satisfaire le besoin d’exotisme de l’audience mondialisée.
Touki Bouki est un film sénégalais, prix de la critique internationale à Cannes en 1973, et restauré par la Film Foundation en 2008, accentuant un peu sa présence dans le patrimoine du septième art, et le seul film africain présent dans le prestigieux classement des 1**00 plus grands films de tous les temps de le revue Sight & Sound**.


Quelques coups de pouces non négligeables qui permettent la survie non seulement de ce film, mais de l’art singulier de tout un continent, et une jolie leçon de relativisme esthétique au cinéphile.
L’intrigue nous montre déjà qu’un demi-siècle avant le récent Atlantique, autre film sénégalais primé à Cannes en 2019, la présentation de Dakar est la même : celle d’une jeunesse candidate au départ pour l’Eden illusoire de la France, ici Paris, chantée dans un refrain lancinant qui motive un couple à amasser l’argent nécessaire à la traversée. Mais le pays de la réussite reste une ligne d’horizon : c’est bien du Sénégal qu’il sera question, à travers une odyssée insolite mêlant plusieurs tonalités, dans un mélange assez déconcertant par instants mais sans jamais se départir d’une poésie sémillante.


C’est l’arythmie qu’il faudra le plus apprivoiser : alors que s’ébauche un récit (un couple amoureux, l’organisation du départ, les larcins à commettre pour constituer le pactole), l’atmosphère locale s’impose très vite. Par une photographie éclatante, où le défilé constant des couleurs habille l’insolence des caractères et la fantaisie d’un road movie trop aisé pour être réaliste, en osmose avec l’indestructible pouvoir des rêves de la jeunesse : par une exploration de la géographie d’un pays brulé et côtier, où la mer accompagne l’union des amants dans des séquences décrochées au fort pouvoir symbolique, et l’irruption de traditions locales (la sorcière et ses incantations, la musique, la vie des rues à ciel ouvert). Le mélange des tonalités et le recours aux ellipses incite le spectateur à laisser s’écouler un voyage dont il ne pourra pas tout saisir, oscillant entre la comédie satirique (sur les élites, notamment, et la représentation du pouvoir, résumé ici à une voiture peinte à l’américaine et escortée par des courtisans de circonstance) et le symbolisme mystérieux, les expérimentations esthétiques (montage cut, gros plans sur les visages, cadrages obliques), jusqu’aux silences opaques de certaines représentations. Le montage initial montrant par exemple un troupeau de vache avant de filmer, en très gros plan, l’égorgement de l’une d’entre elle dans un abattoir convoque aussi bien le symbolisme d’Eisenstein dans La Grève que le regard frontal sur le réel d’un Fassbinder dans L’année des 13 lunes. Cette violence sanglante reviendra à plusieurs reprises, souillure persistante qui semble contredire le trajet irrépressible vers la fuite du pays, symbolisé en outre par ce crane de vache posé comme un totem sur la moto du protagoniste, qui, ironiquement, sera l’objet par lequel il se condamnera à l’immobilité.


Tragédie solaire, Touki Bouki est une proposition de liberté esthétique qui se fait avec la lucidité du réel où l’on égratigne au passage, et très tardivement, le discours des colons (acerbes commentaires glanés sur le bateau par les patriarches racistes et profiteurs) ; cette ode à la fuite semble éphémère, et n’a pas réellement vocation à quitter les frontières de la ville. Le temps du récit sera la matière de l’œuvre, insolente d’une jeunesse capable de colorer son trajet de mélodies entêtantes.

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le 22 janv. 2021

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Sergent_Pepper

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