Un jaillissement de lumière dans le noir, un trait électrique qui fend l’écran et aussitôt tout bascule : voilà comment Tron se présente, comme une révélation plus que comme un film. On a l’impression que la salle de cinéma devient soudain l’intérieur d’un microprocesseur, que chaque spectateur n’est plus simple témoin mais électron happé par une force magnétique. Dès la première seconde, Steven Lisberger fait comprendre qu’il n’essaiera jamais de simuler la réalité, mais qu’il veut inventer un autre régime de l’image, une réalité parallèle, dessinée par les mathématiques, animée par les flux énergétiques et rythmée par la musique des circuits. Ce n’est pas une fable qu’il déroule, c’est une initiation, une plongée dans une grammaire neuve.


Au cœur de cette initiation, un programmeur désabusé, Kevin Flynn, arraché au monde des humains et aspiré dans un univers où les logiciels ont visage, où les processus deviennent créatures. L’idée pourrait sembler gadget, mais elle s’élève vite à la puissance du mythe : l’homme projeté dans la machine devient moins un héros traditionnel qu’un médiateur, le passeur entre deux dimensions. Jeff Bridges incarne ce rôle avec une nonchalance radieuse, presque insolente, qui contraste avec la rigueur des décors. Son corps conserve la chaleur organique au milieu de l’architecture glaciale, comme si la chair refusait de se laisser dissoudre dans les géométries. À ses côtés, Bruce Boxleitner se fait silhouette hiératique, David Warner règne en seigneur des ténèbres numériques : leurs présences ne visent pas la vraisemblance psychologique mais la stylisation, l’incarnation symbolique d’idées. Tron ne nous parle pas d’individus, il nous parle de forces.


Car ce qui frappe, plus que le récit, c’est la manière dont il est porté. La caméra ne filme pas pour rassurer mais pour sculpter. Les plans larges deviennent des arènes, les corps s’y déplacent comme des pièces sur un échiquier de lumière, chaque mouvement se charge de signification. Le montage ne cherche pas à dissimuler ses coutures : il pulse, il répète, il varie comme une boucle musicale. On y sent la rythmique d’un sample avant l’heure, une logique de remix où chaque raccord est une percussion. Cette cadence nouvelle ne peut pas être comparée aux canons classiques du montage hollywoodien ; elle appartient déjà à l’ère numérique, celle où la répétition engendre la transe et où l’image fonctionne comme un motif musical.


Bruce Logan, directeur de la photographie, a façonné une peau visuelle sans précédent. Les noirs sont d’une densité sépulcrale, les lignes fluorescentes découpent les corps comme des calligraphies, les halos internes donnent aux visages une aura spectrale. L’œil perçoit parfois de légères variations de grain, des saturations incertaines : ces irrégularités ne sont pas des défauts, elles sont les cicatrices d’un geste expérimental, les vestiges d’une fabrication artisanale au milieu d’un rêve numérique. Le spectateur contemple à la fois le résultat et les traces de sa mise au monde, comme si l’image portait encore la mémoire de ses manipulations.


Et cette image respire avec une musique. Wendy Carlos, pionnière des claviers modulaires, ne se contente pas d’accompagner : elle fait corps avec la matière visuelle. Ses nappes électroniques, ses timbres synthétiques glissent comme des vagues dans les circuits, prolongent chaque ligne, accentuent chaque éclat. L’oreille et l’œil se confondent : on a l’impression d’entendre la lumière et de voir le son. À certains moments, l’univers semble chanter par lui-même, comme si le système avait trouvé sa propre voix. Cette fusion totale de l’audio et du visuel fait de Tron une expérience sensorielle globale, un trip audiovisuel qui anticipe autant la culture vidéoludique que les concerts multimédias.


On mesure alors l’ampleur de l’audace technique. En 1982, l’imagerie numérique n’était qu’une curiosité de laboratoire. Lisberger et ses alliés ont voulu la hisser au rang de langage cinématographique. Les équipes de MAGI, d’Information International et de Robert Abel & Associates ont travaillé comme des alchimistes. Chaque image de synthèse était calculée laborieusement, chaque plan nécessitait des dizaines d’expositions optiques, chaque acteur filmé en 65 mm devait être recomposé, détouré, surligné de lumière grâce à des plaques Kodalith. Rien n’était automatisé, tout relevait de la patience et du bricolage. Mais de ces contraintes est née une esthétique : les scintillements, les halos imparfaits, les transitions heurtées deviennent des signes d’authenticité. Dans le chaos des couches superposées, dans la lenteur des rendus, une langue s’inventait, et elle avait la beauté des premiers balbutiements.


Les séquences de courses, surtout celles des motos-lumière, sont devenues légendaires parce qu’elles incarnent ce moment où la technique devient chorégraphie. Les trajectoires ne sont pas seulement des poursuites, elles dessinent des arabesques dans l’espace, elles écrivent une partition mathématique où chaque virage est une note et chaque explosion un accent. Le montage bat comme une batterie, la caméra pulse comme un métronome. C’est moins du cinéma narratif que du cinéma musical, une sorte de ballet constructiviste où les lignes de couleur tracent des destinées. Ces séquences n’ont pas vieilli parce qu’elles ne cherchaient pas à imiter la réalité : elles inventaient leur propre abstraction.


Bien sûr, certains raccords paraissent abrupts, certains dialogues sonnent mécaniques, quelques transitions semblent manquer de fluidité. Mais ces heurts appartiennent au langage du film. Ce sont les crépitements d’une langue en gestation, les craquements d’un idiome qui cherche son souffle. Ils donnent au film la même patine qu’un vieux vinyle : le craquement n’empêche pas la musique, il en devient partie intégrante, il rappelle la matérialité du geste. Dans ces imperfections réside la vérité de Tron : une œuvre qui assume sa fragilité pour affirmer sa nouveauté.


La réception initiale fut prudente, parfois condescendante. Beaucoup ne savaient pas comment juger un film qui n’entrait pas dans les catégories établies. On le dit trop froid, trop expérimental, trop en avance. Pourtant, avec le temps, il est devenu culte, non pas seulement parce qu’il appartient à l’imaginaire des années 80, mais parce qu’il a irrigué la culture visuelle. Les jeux vidéo, les interfaces numériques, les clips, les concerts multimédias, tous ont puisé quelque chose de sa lumière et de ses rythmes. Les créateurs qui ont grandi avec ces images ont porté en eux cette révélation que le virtuel pouvait être poétique, que la machine pouvait avoir une âme.


Aujourd’hui encore, en revoyant Tron, on est frappé par son actualité. Non parce que ses effets rivalisent avec les blockbusters contemporains, mais parce qu’il n’essaie jamais d’être réaliste. Il est abstrait, stylisé, presque rituel. Et dans un monde saturé d’images lisses, cette abstraction garde une force intacte. On ne regarde pas seulement une curiosité technologique, on assiste à la naissance d’une langue visuelle, à un moment de bascule où le cinéma accepte de se réinventer en se frottant au numérique.


La question de la conservation ajoute une couche à la lecture : préserver Tron, c’est aussi préserver sa manière imparfaite de naître. Les restaurations doivent trancher entre lisser les artefacts et sauvegarder la mémoire des procédés ; accepter que les scintillements et les surimpressions soient des traces signifiantes. Ainsi protégé, le film continue d’enseigner comment se forme une langue visuelle.


Tron n’est pas un film parfait, et c’est ce qui fait sa grandeur. Il respire l’audace et la fragilité, il ose montrer ses coutures, ses cicatrices, il ne craint pas d’être incomplet. Son ambition n’était pas de polir une formule, mais de poser une pierre fondatrice. Plus de quarante ans après sa sortie, il reste incandescent, encore funky, comme une promesse jamais épuisée. Ces lignes de lumière qui courent dans le noir n’ont rien perdu de leur éclat : elles continuent de murmurer que le cinéma, quand il ose, peut devenir machine à rêves, pulsation électrique, poème phosphorescent.

Kelemvor

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