Un faisceau bleu fend l’obscurité, un accord grave pulse dans l’air, et déjà l’on comprend que Tron : Legacy ne cherche pas à reproduire le vertige de son aîné mais à plonger dans un autre état de conscience. Ce n’est plus l’innocence d’un premier contact avec le virtuel, c’est la mélancolie de l’héritage, l’idée qu’un monde inventé trente ans plus tôt n’a pas cessé de vibrer et qu’il réclame une seconde vie. Joseph Kosinski, architecte de formation devenu cinéaste, prend la relève comme on reprend un chantier interrompu : avec respect, avec prudence, mais aussi avec la certitude que la structure originelle appelle un habillage nouveau, plus monumental, plus solennel.


Le film s’ouvre sur un manque : Kevin Flynn a disparu, et son fils Sam se débat avec cette absence. Ce simple déséquilibre, cette béance initiale, donne à Legacy sa tonalité de conte crépusculaire. L’aventure qui s’ensuit n’est pas seulement quête de retrouvailles, mais confrontation avec une mémoire devenue architecture, un univers clos qui se nourrit de sa propre nostalgie. Là où le premier Tron avait l’allure d’une exploration juvénile, celui-ci déroule une procession, presque une liturgie. Les décors ne scintillent plus comme des étincelles fragiles, ils s’élèvent en cathédrales de lumière. Les lignes se sont épaissies, les surfaces se sont glacées, et l’espace numérique s’impose comme une métropole nocturne, à la fois fascinante et inquiétante.


Kosinski filme cet univers comme un démiurge de l’épure. Les volumes sont tranchés, les symétries imposantes, les perspectives infinies. On pourrait reprocher à ce geste une certaine froideur, un goût trop appuyé pour l’iconique, mais il faut reconnaître que cette solennité fonctionne : elle inscrit Legacy dans une mythologie visuelle plus proche de Ridley Scott que de Lisberger, une esthétique de la monumentalité. Les personnages deviennent presque des figures sculpturales, hiératiques, qui se déplacent dans un espace conçu comme une installation muséale. La narration peut en souffrir parfois, alourdie par cette grandiloquence, mais l’expérience sensorielle, elle, gagne en densité.


Au centre de cette expérience, un élément domine et magnifie tout : la musique. Confier la bande-son à Daft Punk relevait du coup de génie. Le duo, déjà auréolé d’une aura quasi mythologique dans l’univers électronique, apporte une pulsation inédite au cinéma grand public. Leur partition ne se contente pas d’accompagner, elle définit l’âme du film. Les cordes graves des premières mesures installent une gravité quasi wagnérienne, puis les séquences d’action explosent en syncopes électroniques, mêlant orchestre et machines avec une virtuosité sidérante. Cette hybridation reflète parfaitement la nature de l’univers montré : à mi-chemin entre le charnel et le numérique, entre l’humain et l’algorithme. À plusieurs reprises, on a le sentiment que l’image se cale sur le tempo, que le montage respire selon la cadence imposée par les robots casqués. L’OST transcende le film, elle continue de résonner bien après la projection, et elle demeure sans doute la bande-son la plus emblématique de tout un pan de la science-fiction contemporaine.


La direction artistique, quant à elle, joue la carte de la continuité transformée. On reconnaît les motos-lumière, les disques d’énergie, les architectures polygonales, mais tout a été repensé avec la puissance technologique des années 2010. Les surfaces sont plus lisses, les textures plus réalistes, et certains spectateurs regrettent la poésie imparfaite du premier film. Pourtant, cette évolution raconte aussi quelque chose de notre époque : le virtuel n’est plus l’inconnu fragile qu’on découvrait en 1982, il est devenu une matière quotidienne, familière, presque trop polie. En cela, la froideur reprochée à Legacy reflète la froideur de notre rapport contemporain au numérique, désormais intégré à nos vies au point d’en effacer l’étrangeté.


Il y a, dans la mise en scène, un souci constant de monumentaliser l’action. Les affrontements, qu’il s’agisse des arènes ou des poursuites, sont orchestrés comme des rituels. La caméra glisse, survole, inscrit les corps dans des géométries immenses. Là où Lisberger improvisait avec les moyens du bord, Kosinski impose une esthétique léchée, presque clinique. Cette précision peut étouffer un peu l’émotion, mais elle installe une cohérence : Legacy n’est pas un film de découverte, c’est un film de consécration. Il se regarde comme on contemple une cathédrale gothique illuminée par des néons, avec autant d’admiration que de distance.


Les acteurs évoluent dans cet écrin avec une retenue qui épouse la solennité des décors. Garrett Hedlund, dans le rôle de Sam, incarne une jeunesse à la fois rebelle et mélancolique, parfois un peu monolithique mais toujours sincère. Olivia Wilde, mystérieuse Quorra, apporte une touche d’étrangeté et de grâce, comme une fissure lumineuse dans la rigidité ambiante. Quant à Jeff Bridges, il incarne à la fois le père disparu et son double numérique, dans un jeu de miroirs troublant. La technologie de rajeunissement numérique employée pour son alter ego, Clu, accuse aujourd’hui ses limites, mais elle participe à la réflexion du film : ce visage artificiel qui veut singer la jeunesse est aussi une métaphore de la tyrannie du virtuel qui prétend supplanter l’humain.


Le film ne manque pas de moments où la narration ralentit, où l’on sent poindre une certaine lourdeur explicative. Mais là encore, ces pesanteurs font partie de sa texture : Legacy n’est pas une cavalcade effervescente, c’est une marche processionnelle, un voyage où chaque séquence prend le temps de s’installer comme un tableau. Certains y verront une faiblesse, d’autres y reconnaîtront une ambition plastique assumée.


Ce qui compte, c’est que le film, malgré ses imperfections, parvient à inscrire durablement des images dans la mémoire collective. Le vaisseau descendant vers la grille, les silhouettes découpées par les lames de lumière, les visages baignés d’éclats bleus et oranges : autant de visions qui témoignent de la puissance hypnotique du projet. Tron : Legacy n’a peut-être pas l’inventivité radicale de son aîné, mais il en prolonge la mythologie en l’élevant à une échelle monumentale. Là où Tron ouvrait une porte, Legacy érige un temple.


Et ce temple, sans Daft Punk, ne serait qu’une architecture vide. Leur musique en est la respiration, le cœur battant. Elle insuffle une âme à la froideur numérique, elle donne une chair sonore aux géométries glacées. Il suffit de réécouter la montée de « Derezzed », la solennité de « Adagio for Tron » ou la tension de « The Game Has Changed » pour mesurer à quel point l’OST transcende le film et lui offre la densité émotionnelle que ses images seules ne sauraient toujours atteindre.


La postérité du film se joue aussi dans son rôle de pont entre générations. Si le premier Tron inventait un vocabulaire, Legacy le retranscrit à l'échelle d'une culture devenue familière du virtuel. Les images monumentales trouvent leur contrepoint dans des instants d'intimité visuelle ; les silences musicaux, ceux où Daft Punk laisse l'orchestre respirer, deviennent des intervalles où se loge l'émotion. Cette dialectique, entre le spectaculaire et l'interne, fait de Legacy une œuvre qui sait conjuguer prouesse et nostalgie.


Au terme de cette traversée, on ne sort pas bouleversé comme devant une révélation, mais impressionné par la cohérence d’un univers et par la fusion entre image et son. Tron : Legacy n’est pas un chef-d’œuvre absolu, il ne bouleverse pas le langage cinématographique comme le fit le premier. Mais il affirme une esthétique, il grave une atmosphère, et il scelle une alliance entre cinéma et musique électronique qui restera comme l’une des plus marquantes de son époque. Dans le silence qui suit, quand les néons s’éteignent et que la salle retrouve son obscurité, il demeure une pulsation, un battement hérité de Daft Punk : le souvenir que, parfois, le cinéma peut être moins récit qu’expérience, moins fable qu’incantation.

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Kelemvor

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