Si certains ne voient en John Frankenheimer qu'un obscur tâcheron, tout juste digne de Ronin, je ne peux que leur conseiller de jeter un œil, dare-dare, à sa première partie de carrière pour pouvoir mieux cerner les qualités de mise en scène du bonhomme. Car, indéniablement, il lui en aura fallu du doigté et du savoir-faire pour tirer profit de l'histoire abracadabrantesque concoctée par le romancier Richard Condon. Oui car ce roman, aussi remarquable soit-il, a tout du terrain glissant pour le cinéaste voulant s'y aventurer. Une histoire difficilement adaptable si on ne veut pas tomber dans le grotesque ou dans le grossier à l'instar du récent remake avec Denzel Washington. Il faut dire que cette histoire, se déroulant en pleine guerre froide, mettant aux prises une bande de "preux" soldats américains qui, après avoir subi un lavage de cerveau, deviennent des tueurs manipulés par de "vils" communistes, a tout de la bonne série b. Fort heureusement, Frankenheimer et son équipe vont brillamment se servir de cette trame pour nous élaborer un thriller délicieusement immersif et qui formera avec Seven Days in May un remarquable diptyque consacré au cinéma paranoïaque.

L'histoire imaginée par Condon est fortement imprégnée de la paranoïa régnant alors aux États-Unis, un sentiment d'autant plus fort que le pays vient tout juste de traverser la crise des missiles cubains. Le romancier reprend ainsi à son compte l'idée que l'ennemi rouge puisse se trouver à proximité du pays, pouvant frapper à chaque instant. Avec The Manchurian Candidate, celui-ci est tellement proche qu'il prend la forme d'un héros américain, se fondant parfaitement dans le paysage et attendant sereinement son heure pour frapper. Le film de Frankenheimer va exploiter merveilleusement bien cette peur indicible, ce sentiment que le danger est à la fois proche et insaisissable.

On comprend très vite que les thèmes et les ressorts dramatiques utilisés dans The Manchurian Candidate sont caractéristiques d'une époque donnée, celle de la guerre froide. En un mot, ce film est un pur produit de son époque... pour le meilleur comme pour le pire ! Car il faut bien l'admettre, on retrouve ici des éléments et des tics narratifs propres à cette période et qui viennent cruellement dater le film. On retrouve par exemple ce manichéisme latent avec la représentation de ces communistes en méchant sournois et aux gueules impossibles, tandis que les Américains sont de bons et beaux soldats ou de pauvres victimes. La menace rouge revêt rapidement une incroyable dimension diabolique puisque le mal vient prendre possession du corps et de l'esprit de ses victimes. Sans parler de cette histoire de lavage de cerveau qui paraît tellement improbable. Seulement, Frankenheimer a le bon goût de creuser davantage son intrigue, se servant notamment de cette histoire de lavage de cerveau pour créer un sentiment de doute qui va venir nourrir le climat paranoïaque.

Tout comme les différents personnages de l'histoire, le doute s'installe dans la tête du spectateur avec cette incroyable séquence du rêve ! Aussi extravagante soit-elle, elle demeure très réussie puisqu'elle va nous obliger à remettre en question les informations perçues ou les comportements observés. Ce sentiment va d'autant mieux germer en nous que Frankenheimer va se faire un malin plaisir de brouiller continuellement les pistes. Ainsi, le rapport au réel va être remis en cause par les rêves des anciens soldats, par ces phrases toutes faites qu'ils semblent tous répéter, mais aussi par le sentiment étrange que le monde a perdu ses repères. Qui est Shaw, est-ce un héros de guerre, apprécié par tous ou est-ce un obscur salaud doublé d'un assassin. De même, Marco semble avoir du mal à retrouver sa place au sein de la société, il est ballotté par l'armée d'un poste à un autre, d'un point géographique à un autre. Cette impression peut éventuellement justifier le rôle de Janet Leigh. En effet la star de psychose semble avoir un rôle gadget dans l'histoire, mais son arrivée mystérieuse peut aussi être vue comme la volonté du cinéaste de brouiller les pistes et de renforcer le climat de suspicion. Le danger peut venir de partout et pourquoi pas d'une belle inconnue !

À partir d'un scénario un peu extravagant, Frankenheimer en tire un remarquable film schizophrène, où le doute et la suspicion sont omniprésents. Il entretient habilement ce climat paranoïaque et dénonce les comportements déviants au sein du pays, avec notamment ces politiciens qui veulent profiter de ce climat de peur pour accéder au pouvoir. Mais le plus fort restant ici la dimension humaine de l'histoire. Car même si le final évoque un patriotisme un peu trop appuyé, on reste charmé par la prestation d'un Laurence Harvey qui incarne avec conviction le héros dramatique par excellence.


Créée

le 14 févr. 2023

Critique lue 63 fois

6 j'aime

Procol Harum

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