Chef d'oeuvre méconnu à la thématique moderne sur l'enfance (plus que sur l'autisme)

La complexité de l'enfance et la singularité de chaque enfant sont abordées par le biais de quelques uns d'entre eux, petites personnes avec des handicaps. Le titre du film choisi par John Cassavetes "Un enfant attend" lui donne son sens et il n'a pu être édulcoré par le montage de Stanley Kramer qui altéra une part (une part seulement) du propos du réalisateur. Le film garde l'essentiel.

John, avant-gardiste aussi dans ce domaine - ici plus avec son coeur qu'avec sa tête ou sa technique - voulait transmettre que l'insertion résidentielle du petit autiste (donc la séparation complète avec ses parents) n'était pas la meilleure option, laquelle est soutenue par le directeur du centre joué par Burt Lancaster.

Tandis que Kramer, le producteur, tenait quant à lui compte des croyances pseudo-scientifiques du moment : il misait sur ceci que la meilleure thérapie pour les troubles du spectre de l'autisme impliquerait une institution de jour et de nuit, et son remontage du film favorisa ce propos (celui du personnage du directeur).

Le handicap ne supprime pas l'enfance.

Ce que sans doute pressentait John était qu'en procédant ainsi, en séparant des enfants si jeunes, on rajoutait à un trouble déjà grave et mystérieux quelque chose de plus, de l'"abandonnisme" : un sentiment d'abandon, une dépression avec de la mésestime de soi et par suite des réactions caractérielles et provocatrices en retour. Car l'enfant est poussé à vérifier ainsi que "je ne suis pas aimable, ni par mes parents, ni par tous les autres, qui me rejettent » , dans un cercle actions - réactions inadaptées ou punitives de part et d'autre, sans fin. Cette dimension était alors méconnue. Elle peut l'être encore aujourd'hui mais il est beaucoup plus rare que la séparation familiale soit préconisée si tôt.

John était furieux : il exagéra sa rébellion et sa colère (il gifla Kramer, lequel était un type engagé et honnête - voir sa filmographie, imprégnée de progressisme et de respect pour autrui). John exagérait toujours. (Par exemple, il prétendit que son film Gloria, un autre chef d'oeuvre, était un film de commande sans importance pour lui, alors que Gena Rowlands, qui connaissait son homme mieux que quiconque, déclara "qu'elle emmènerait ce seul film avec elle sur une ile déserte car il lui donnerait de la force".

Mais voyons ce titre : "Un enfant attend".

Il y a là toute l'enfance en détresse : l'anxiété, la vulnérabilité, l'incompréhension, le désinvestissement de l'instant, le refus d'alternatives injustes, et cependant l'espoir, etc. Et cela, cette attente qui maltraite l'enfant malgré les apparences dont tous sont dupes, parents et soignants, est délétère depuis les premières images de la séparation déchirante pour la mère (jouée par Gena Rowlands), et aussi pour le père (joué par Steven Hill), même s'il le camoufle par la raison - la fausse raison scientifique d'alors - jusqu'aux nombreuses péripéties du film et notamment celles de la relation du petit avec la musicothérapeute jouée par Judy Garland.

Pas de faux procès, ni de bouc émissaire.

D'abord, il n'y pas de facilités : Cassavetes ne traite pas le thème grossièrement. On n'est pas ici dans un asile psychiatrique arriéré ou la maltraitance ou au moins la négligence de besoins élémentaires des enfants serait patente, concentrant notre réprobation. La prise en compte de leurs désirs, de leurs personnalités, de leurs progrès, la mobilisation de professionnels avertis et nombreux, spécialisés, existe dans ce centre. C'est une institution de qualité, avec le dernier cri des innovations de l'époque. La musicothérapie, un approche axée sur la créativité dispensée parmi un ensemble de prestations variées , implique une idée plutôt moderne en plus d'être humaniste, et aussi des moyens financiers pas si courants à l'époque.

Mais la thématique secondaire qu'il aborde : le surinvestissement par une professionnelle d' un enfant vulnérable, ce qui d' une part amène à surestimer le résultat thérapeutique attendu, et d'autre part comporte du risque pour elle-meme car son échec peut la détruire ou tout au moins l'abîmer dans un second temps, est excellemment traité (Le Lilith de Robert Rossen traitait aussi de ce risque). La solidarité conflictuelle du directeur avec elle est un signe de professionnalisme des deux personnages et il est très bien rendu dans le film. Aucun des personnages, ni les parents ni les éducateurs ne sont des stéréotypes.

Ainsi, on ne peut pas dire que ce désaccord entre Cassavetes et Kramer sur la montage du film abaisse le résultat jusqu'au point où certains le disent, qui prennent au pied de la lettre la réaction épidermique de John Cassavetes dans sa posture de créateur contre Kramer le producteur .

En avance sur son temps.

D'autant plus que, à presque 70 ans de distance, le film retrouve une modernité étonnante.

En effet, les excès de la mentalité psychiatrique et psychanalytique de l'époque ont amené en réaction pendant les décennies suivantes, aux Etats-Unis d'abord puis dans le reste du monde, à valoriser d'autres considérations. Ont été étudiées depuis les déviances cognitives et les déviances sensorielles et sensori-motrices qui créent les arborescences de symptômes propres à l'autisme et qui étaient négligées. Mais alors, on diminua trop l'impact de l'émotionnel chez des enfants qui, tout autistes qu'ils soient, sont aussi des enfants, avec les memes attachements et composants d'humanité que les autres. 'Ils ne viennent pas d'une autre planète" disait le psychologue - écrivain - clown Howard Buten. Et aujourd'hui, alors que les dimensions cognitives et sensorielles ont été mises au premier plan et de mieux en mieux connues, on ne craint plus de réhabiliter la dimension émotionnelle qui avait été un peu mise sous le boisseau (comme si elle avait été une exclusivité propre à la psychanalyse et donc à rejeter avec l'eau du bain).

En critiquant déjà en 1962 la séparation parents-enfants - et sans jeter la pierre aux parents qui étaient alors poussés à cela par le système - John Cassavetes pressentait avec eux que des dimensions déviantes inconnues étaient à l'œuvre même si eux et lui ne pouvaient pas les expliciter. Mais ce dont il était sûr était que ces enfants devaient être traités en enfants, avec des émotions d'enfants, et des interactions d'enfants avec des parents aimants, fussent-ils désemparés.

Si on regarde ce film maintenant, on voit que John traite des deux niveaux, et il était en avance pour cela, comme souvent.

Tout cela serait dans un format trop classique, dit-on ? Eh bien, allez donc trouver un cinéaste à l'époque, et même aujourd'hui capable de faire jouer autour du petit autiste (composé quant à lui par un acteur) tout un groupe d'enfants avec des handicaps, institutionnalisés ou non, des petits qui ont joué leur vrai rôle ou ont pu jouer le personnage que John leur assigna...

Remarque du jour :

Dans un film de fiction, il n'y à guère que "Hors Normes" en 2019 qui arrive à faire jouer le rôle d'un autiste par un autre, un adulte, Benjamin Lesieur, et encore celui-ci fait-il partie d'une troupe de théâtre spécialisée (Turbulences !) et il avait déjà une familiarité avec la scène. Depuis lors, la mise en scène médiatique des troubles du spectre de l'autisme sans édulcoration et sans compassion invalidante devient plus courante. Mais en 1962, "Child is Waiting" est un OVNI qui, même avec des acteurs aussi talentueux que Burt Lancaster et Judy Garland, que Gena Rowlands et Steven Hill, laissa trop perplexe le public et les critiques, alors qu'il est un chef d'oeuvre de courage, d'intelligence et d'émotions universelles.

Michael-Faure
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le 27 juil. 2025

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