Le rapport du cinéma à la guerre a toujours été ambivalent ; nulle surprise à cela : ses illustres prédécesseurs, de l’épopée au roman, en passant par le théâtre, ont toujours mêlé à la dénonciation pour cette barbarie une fascination assumée pour sa dimension grandiose et spectaculaire.


Le dernier film d’Ang Lee propose une réflexion acide sur ce sujet précis : ou comment, pour justifier sa politique belliciste, un gouvernement exhibe ses boys, le temps d’une permission qui va régulièrement flirter avec la farce absurde.


Billy Lynn est un héros comme l’Amérique les adore. Saisi dans son fait de bravoure par une caméra opportunément présente, il donne, dans un premier temps, une vision documentaire du combat. Nous sommes en 2005, l’administration Bush doit galvaniser l’opinion publique sur les raisons de sa présence en Irak, et le film s’attache à cette parenthèse de communication.


C’est l’instabilité qui prime, et qui fait toute la vigueur du récit : de cette escouade, pour laquelle le home sweet home n’est qu’une parenthèse avant de retourner au front, du pays tout entier dans la mi-temps d’un match de football américain, et des déclarations qu’on peut faire à ces mannequins éphémères, presque toujours en transit : entre congratulations et promesses d’achats hollywoodiens, le film est une sorte de vertige, quasiment en temps réel, d’une temporalité qui perd toute réalité.


Peut-être est-ce pour accentuer cette artificialité qu’Ang Lee a fait des choix techniques aussi singuliers pour son film : filmé en 3D et à 120 images par seconde, réduisant de facto considérablement la frange des spectateurs susceptibles de voir le film dans son format originel. Quoi qu’il en soit, le travail se voit tout de même dans sa version édulcorée : par le soin maniaque apporté à la photographie de ce milieu avant tout télévisuel, et l’étrange sensation apportée par le grain numérique sur un visage qui sera scruté sur tous les angles. Par les mouvements, d’une grande fluidité, et qui butent en permanence sur la barrière d’un esprit indisponible à cette fête aux dissonances si nombreuses. Certes, certains parallèles grossissent un peu le trait (les feux d’artifice du show et ceux de l’artillerie au combat, ou la frilosité des producteurs à payer les soldats) et quelques dialogues enfoncent le clou d’une démonstration qui n’avait pas besoin d’être aussi explicite.


Mais sur sa dynamique générale, le récit est souvent passionnant, particulièrement pour sa galerie de personnages secondaires. Les soldats dont on comprend les motivations à s’engager, à savoir fuir un pays qui n’a rien à leur offrir (What else is here ?) ; la sœur de Billy, figure de la contestation anti Bush, elle-même marginalisée parce qu’un accident l’empêche d’avoir le visage parfait que l’Amérique impose ; à l’opposé, la cheerleader, beauté glacée, chrétienne et incapable d’envisager Billy autrement que par son héroïsme, ouvrant la voie aux décideurs texans, rois du buffet à volonté auquel se résume cette Amérique pillarde et capitaliste jusqu’à l’obscénité.


La charge satirique passe donc par un ton commun (la distance ironique) sur deux éléments distinct : le langage visuel et celui des mots. Le toc télévisuel, dont on montre régulièrement les coulisses (belle scène derrière les Destiny Child, point d’orgue de la mi-temps), et échanges à n’en plus finir avec les soldats : interviews à la fascination morbide (What that feel like ?), ou phrases toute faites telles qu’on les trouve dans la bouche de tous les politiciens.


Un jour dans la vie de Billy Lynn est donc un film sur l’obscénité par excès de mise en scène : une diatribe violente, mais souvent assez discrète, sur l’Amérique qui parvient à tromper son peuple en lui offrant des parades : « It’s just a normal day in America ». « They’re the ones who running this show. »


Sur ce terrain fertile, la mise en abyme est forcément la destination finale. Et c’est là que le film se révèle le plus habile : les figures de créateurs (Chris Tucker ou Steve Martin, parfaitement effrayant) sont présentées comme des vampires au service de la légende nationale. Ainsi leur assène-t-on : Your story no longer belongs to you. It’s America’s story now, avant d’ajouter : That’s what this country is built on. Alors qu’Ang Lee pouvait sortir les violons et se donner le beau rôle, la conclusion par l’émancipation du soldat sort de la partition traditionnelle : «I’ve lived the damn war but it’s still their war. Isn’t it ? Their movie. » Et un fantôme de lui répondre : « We’re a nation of children, Billy. We go somewhere else to grow up, sometimes die. »


Aveu singulier pour une œuvre hors norme : on aura beau les filmer en 4K et 3D, nul n’aura réellement accès à la vérité de ces hommes qui, sous le pli impeccable de leur uniforme, portent les balafres d’une nation belliciste et immorale.

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le 2 janv. 2018

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