Katell Quillévéré pratique un cinéma naturaliste, celui qui cherche à capter des moments authentiques plutôt qu’à faire œuvre d’art. Son film, qui se penche sur le thème « religion et émois adolescents », se rapproche plus du Pialat de A nos amours ou de Sous le soleil de Satan que du Hadewijch de Dumont ou du Thérèse d’Alain Cavalier. On pense aussi au 36 fillette de Catherine Breillat, avec cette histoire de jeune fille de 14 ans déjà bien formée (Breillat insistait aussi sur l’opulente poitrine de sa si jeune héroïne), se lançant à la découverte de l’inquiétant et fascinant continent amoureux. Son Anna est sans doute plus réaliste que l’héroïne de Breillat, effrontément provocatrice… Mais foin de comparaisons, voyons ce que le film a à dire par lui-même.


Dans cette Bretagne encore très imprégnée de catholicisme, le poison violent porte un nom : désir. Sa mère, souffrant de l’abandon récent par son mari, aigrie de sentir que les propos amoureux des débuts se sont évaporées avec l’âge, opère un retour vers la religion qui n’est sans doute pas étranger au charme du Père François. Son père est allé chercher ailleurs de quoi satisfaire sa libido, il démarre une nouvelle vie et tente d’évacuer la culpabilité liée à l’abandon de sa fille et de son propre père malade, laissé aux bons soins de son ex-épouse. Le Père François se trouve aux prises avec la tentation de la chair qui, comme le rappelle la plume de St-Paul dans le film, est faible. Le grand-père d’Anna est excité par... sa petite-fille.


Le seul poison qui habite Anna est le doute : elle doute de sa foi, mais aussi de ce corps qui lui lance des injonctions contraires au dogme catholique. La chair est peut-être faible, mais elle sait s’exprimer avec force si on s’obstine à la museler : ainsi Anna s’évanouit-elle à deux reprises face au discours religieux. Rejet de l’ascèse catholique donc, mais qu’offre donc comme exemple son entourage à la jeune fille concernant l’amour ? Une mère qui se déchire avec son père devant elle, qui ne renvoie de l’amour que son usure, inexorable avec le temps, et lui enjoint en substance de ne « jamais faire part à un homme de [ses] doutes sur [son] physique ». Un père dont l’image aventureuse est plus tentante pour ce jeune esprit, mais qui lui signifiera qu’elle n’a pas sa place dans ce monde-là. Un grand-père avec qui elle a une certaine complicité, mais dont elle découvre l’effrayant émoi face à elle (scène joliment osée). Rien qui aide à aborder sereinement la sexualité.


Heureusement, elle est tombée sur Pierre, le prénom de la foi par excellence, mais aussi celui du doute, puisque Pierre est celui qui renia le Christ. Un jeune garçon respectueux et timide, ce qui place Anna en position de domination puisqu’à 14 ans les filles sont plus matures que les garçons. L’occasion de contrer l’exemple de sa mère dominée. Touchant d’un bâton le tee-shirt de Pierre, elle exige « enlève ! », le garçon s’exécute mais dans ce cas elle aussi doit montrer sa poitrine… Katell Quillévéré signe là une scène assez émouvante, tout comme celle de la guitare, d’une grande simplicité.


Tout ce beau monde se confie au Père François : Anna quant au vacillement de sa foi (bel éloge du doute en réponse), Pierre quant à son désir de la jeune fille (à qui le prêtre conseille la patience et la persévérance), Jeanne enfin quant à cette foi nouvelle dont elle n’est pas sûre de la solidité. Mais pour François aussi, la chair est faible. Killévéré l’exprime joliment en le montrant qui cède à la tentation de… jouer au foot avec les jeunes. Autre scène inspirée, beaucoup moins convenue que de le montrer pleurant sur son lit. J'y ai vu une métaphore de l'abandon sans entrave à ses pulsions, chose qu'il ne se permettra pas avec Jeanne. Beaucoup aimé son "j'ai pas envie", qui déclenche paradoxalement sa course vers le terrain de jeu des jeunes : son désir l’emporte soudain de façon irrépressible.


Anna aussi va peu à peu laisser s’exprimer les hormones qui la travaillent. Son grand-père lui a demandé de lui montrer « l’endroit d’où il vient » : qu’en termes poétiques ces choses-là sont dites ! Elle va lever sa chemise de nuit, geste d’amour touchant envers ce pervers de grand-père, vivant ses derniers jours. Comme un cadeau d'adieu. Lors de la cérémonie funéraire, elle osera chanter un hymne « à l’ouverture » très ambigu. Cette relation quasi incestueuse est une incartade en terrain subversif assez réjouissante à mes yeux.


Pas facile de « confirmer » lorsque l’on est en proie à un tel conflit intérieur. L’évêque, incarné par un Philippe Duclos dont le regard perçant fait merveille (comme celui de Stefano Casseti en Père François), ressemble à un Grand Inquisiteur. Katell Quillévéré filme longuement les visages des adolescents sur le point de confirmer leur foi. Anna n’y parviendra pas, à la grande fureur de sa bigote de mère. Celle-ci se réfugie chez le Père François où elle s’assoupit sur le canapé (en gardant ses talons-aiguilles vraiment ?). Etreinte furtive, la réalisatrice a le bon goût de ne pas pousser davantage cette piste-là, pas plus qu'elle ne suggère une vraie toute première fois pour Anna. Une pudeur estimable, qui cadre bien avec la tonalité générale du film. Il s’achèvera sur une note heureuse, Pierre tout content rejoignant Anna qui a osé "ouvrir", non son corps mais son cœur, en lui déclarant qu’il lui a manqué.


Un joli petit film. Sur le sujet, Killévéré n’a pas la force d’un Dumont ou d’un Bresson, mais elle réussit pas mal de beaux moments – bien aimé, par exemple, le plan sur la plage d’Anna et de son père, avec ses deux Converse rouges qui lui font comme des antennes.


Quelques réserves tout de même. Si l'on excepte le savoureux Galabru, dont on sent qu’il se régale, les acteurs ne jouent pas toujours juste : en particulier Lio, mais aussi la jeune Clara Augarde, meilleure quand elle n'a pas de texte à dire. La mise en scène ne renverse pas par son audace, et le film aurait gagné à se recentrer sur moins de personnages (les parents de Jeanne n’étaient peut-être pas indispensables, ni la scène au pensionnat).


Un poison violent ? Non, l'épithète est un rien racoleuse, voire mensongère. Rien de violent dans ce poison-là, plutôt une chronique douce amère sur l’adolescence, qui emporte assez bien l’adhésion.

Jduvi
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le 6 févr. 2022

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