Vu en avant première au cinéma Lumière Terreau dans le cadre de la sélection de films présentés au festival de Cannes 2025. Sortie salle en France octobre 2025.
Quand Eghbal à la suite d'une panne de voiture arrive dans le garage où l'a emmené l'homme qui l'a dépanné on est loin d'imaginer la suite des événements. En effet l'homme est présenté comme un père de famille de la classe moyenne téhéranaise confronté à un problème du quotidien comme il en arrive des milliers à travers le monde. Néanmoins, alors que l'employé du garage se montre prévenant et disposé à l'aider dans les plus brefs délais, l'arrivée d'Eghbal pousse celui qui parait être le patron des lieux à se cacher et à observer. Comportement qui interroge, qui plus est dans un pays, l'Iran, où l'on est pas forcément ce que l'on prétend et où la suspicion sert le régime. Pourquoi se cacher ? A t-il quelque chose à se reprocher ou se méfie t'il de ce naufragé de la route ? Quand l'homme repart en taxi avec sa famille, Vahid le maître des lieux, affiche une émotion vive que la suite du récit va éclairer.
Lorsque quelques jours plus tard, l'homme revient au garage pour récupérer sa voiture, Vahid l'attend et le séquestre. Il l'enferme dans une caisse en bois qu'il charge à l'arrière d'une camionnette et chargé de cet encombrant colis, il part à la rencontre de personnes variées mais dont on comprend vite qu'elles ont en commun d'avoir été prisonnières pour des questions politiques ou qu'elles ont eu l'heure de déplaire à la dictature théocratique en place. Ces compagnons d'infortune suggèrent par leurs caractérisations diverses choses; d'abord qu'il n'y a pas une forme d'homogénéité dans les profils, ni les milieux concernés par la répression. L'accueil que chacun réserve à Vahid quand il prend contact avec eux, suggère aussi que même entre eux il existe des différences d'opinions, les réactions vont de la courtoisie distante qu'on réserve à des personnes qu'on connait mais qui ne font pas partie des cercles intimes ou amicaux, à une franche hostilité, en passant par le soutien quant au projet mis en place mais avec la volonté affirmé de ne pas vouloir y être mêlé. L'unique point commun entre ces personnes réunies par le destin, se révèle lorsque Vahid les informe qu'il pense avoir dans son coffre "la guibole" qui est le surnom qu'ils ont donné à l'homme qui les a torturés.
Toutefois, un peu à l'instar du film de Jonathan Millet, "Les Fantômes " dans lequel on suivait un agent d'une organisation clandestine chargée d'identifier les tortionnaires du régime syrien exilés en Europe avec comme handicap majeur de ne jamais avoir vu ces bourreaux lors de leur détention et de devoir faire appel à la mémoire des autres sens pour confirmer leurs doutes, ces hommes et femmes tous d'anciennes victimes du régime ont passé leurs interrogatoires ou leurs séances de torture les yeux bandés. Dans un monde où les stimuli visuels sont permanents on ne mesure pas, je pense, à quel point un monde privé du sens de la vue nous est inconcevable. Or là Vahid tout comme les autres membres de ce petit groupe n'ont que l'ouïe ou d'autres sens, pour affirmer si cet homme est bel et bien leur tortionnaire, et cette mémoire auditive et traumatique, c'est le bruit que fait la prothèse qui a donné son surnom à cet agent supposé de l'Etat.
Comment dès lors s'assurer qu'il ne s'agit pas d'une erreur ? Il va falloir sortir l'homme de sa caisse, le faire parler, le faire marcher éventuellement, l'un des hommes opérera un palpé de moignon tout aussi dérangeant qu'instructif, le prisonnier va vouloir démontrer qu'ils se trompent puisque c'est lors d'un conflit postérieur aux drames qu'ils ont vécus qu'il a perdu sa jambe. Et même quand le doute raisonnable incite ces hommes et femmes à penser que, oui cet homme c'est l'homme qui les a meurtris dans leurs chaires quelle suite donner ? Faut-il s'abaisser à son niveau en le torturant puis en l'éliminant ? Doivent ils se contenter de lui faire peur et reprendre le cours de leurs vies ? Mais dans ce cas, ne risque t'il pas de revenir accompagné d'autres agents de la dictature pour se venger ? Et cet homme qui réclame la justice vengeresse face aux atrocités que lui a fait subir ce présumé bourreau n'est-il pas finalement dans son droit le plus moral ?
Le titre "un simple accident" révèle alors toute la difficulté qui émane d'un acte anodin, sitôt que Vahid a choisi de séquestrer cet homme, il a entrainé une suite de conséquences dont l'effet boule de neige ne pourra que mener aux extrêmes, il n'est même plus question de penser à l'éthique, de penser au droit des victimes à obtenir réparation, désormais quoi qu'ils fassent, quoi qu'ils décident leur choix sera source de répercussions presque plus importantes que pour leur prisonnier. En cela l'ultime plan absolument glaçant du film l'illustre sans aucune équivoque.
Le film à travers ces questions qui traversent toutes les sociétés en proie à des régimes totalitaires, souligne la schizophrénie qu'engendre ces régimes sur leurs populations. Quand la peur d'être dénoncé par un voisin rythme votre vie, que vos paroles les plus anodines en apparence peuvent vous rendre suspect, quand une simple prise de position peut vous condamner à être vu comme un opposant. Pourtant comme toutes les dictatures celle-ci finira par chuter et alors il faudra effectivement penser à la justice, mais aussi passer par la case du pardon, éluder tant que faire ce peut les envies de vengeances personnelles. Reconstruire et retrouver le commun sur lequel bâtir la nouvelle société persane. Revivre collectivement et apaisés.
Une fois de plus le cinéma iranien m'enthousiasme, parce qu'une fois de plus, bien que ancré dans des problématiques de sa société, il n'en demeure pas moins étonnamment universel et accessible à tous. Il n'en oublie pas, malgré la dureté de son sujet et son apparente âpreté d'avoir un parti pris esthétique et formel absolument remarquable. La maîtrise de Jafar Panahi dans le domaine de la mise en scène est indiscutable, la photographie concoure à la mise en beauté vibrante d'une atmosphère qui n'incite pourtant pas à la gaudriole. C'est un cinéma auquel je ne me confronte que depuis très peu de temps, dont je n'ai fait qu'effleurer l'incroyable richesse, dont encore beaucoup de classiques ou de grands noms manquent à ma culture. Mais déjà je peux attester de l'immense qualité, la versatilité incroyable tant dans les sujets abordés que dans les genres convoqués pour les traiter, l'incroyable échos qu'il a avec les problématiques occidentales, prouvant une fois de plus son caractère universel. Si vous êtes encore craintif à l'idée de vous mesurer à un cinéma que vous imaginez aride, que vous craignez ne pas comprendre à cause des différences culturelles, détrompez vous, il n'est nul besoin d'être un fin connaisseur de la culture perse pour apprécier ce cinéma et en comprendre les tenants et aboutissants. Ses sujets vont évidemment concerner des spécificités locales, et cela on peut le dire de tous les cinémas du monde, mais ils seront compréhensibles par tous.
En conclusion, une question extra cinématographique et qui concerne sa palme d'or. Vous l'avez lu, je trouve le film vraiment remarquable et cette récompense ne me choque pas, toutefois je ne peux m'empêcher de penser qu'en attribuant la récompense suprême à Jafar Panahi qui a subi de la part de la dictature une oppression douloureuse, l'obligeant à l'exil, le festival de Cannes à travers son jury ne fasse pas là un acte politique, qu'on peut défendre et avec lequel je ne suis fondamentalement pas en opposition, mais qui questionne sur le rôle de ce genre de grands événements mondiaux quant aux problèmes importants du monde. Ont ils vraiment récompensé le film qu'ils considéraient comme le meilleur de la compétition ou ont ils par ce geste voulu exprimer autre chose qui ne soit pas en lien direct avec le cinéma comme art ? Nous n'aurons jamais la réponse, sauf si Juliette Binoche dans ses mémoires prévoit de révéler le fin mot de l'histoire. Le cinéma et l'art en général est politique; les cérémonies de récompenses et les manifestations culturelles doivent elles l'être pour autant ? Je n'ai ni réponse, ni avis tranché.