le 26 mai 2025
Les bourreaux meurent aussi
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Le 24 mai 2025, la Croisette ovationne un fantôme. Jafar Panahi, absent de Cannes car assigné à résidence en Iran, reçoit la Palme d'or pour Un simple accident, film tourné clandestinement dans les rues de Téhéran. Cette reconnaissance suprême ne couronne pas seulement une œuvre : elle salue un acte de résistance cinématographique total, où les conditions mêmes de production deviennent le prolongement du geste artistique. Car ce qui frappe d'emblée dans ce film, au-delà de sa virtuosité formelle et de son propos politique, c'est qu'il incarne littéralement la liberté qu'il défend à l'écran. Panahi, emprisonné en 2022 pour « propagande contre le système », a transformé son traumatisme carcéral en galvanisante comédie humaine. Un simple accident est à la fois exutoire personnel et manifeste collectif, un film qui vaut tous les risques encourus pour le réaliser – et pour le regarder.
Un kidnapping accidentel : comédie du quiproquo et suspension de l'épilogue
L'intrigue tient du quiproquo burlesque : après avoir renversé un homme en voiture, un groupe de Téhéranais ordinaires se retrouve malgré lui à kidnapper la victime de l'accident. Celle-ci n'est autre qu'un tortionnaire du régime, reconnu par l'un des protagonistes. Ce qui devait être un simple geste d'assistance se mue alors en odyssée urbaine impromptue, où ces citoyens improvisés déambulent dans la capitale iranienne, trimbalant leur encombrant otage, hésitant entre vengeance et humanité. Au fil de cette errance, une solidarité spontanée se tisse entre ces personnages que rien ne destinait à se rencontrer. Panahi compose ainsi une fresque chorale où la ville devient théâtre d'une insurrection douce, presque accidentelle. L'ambiguïté culmine dans le plan final : le grincement reconnaissable d'une prothèse résonne hors-champ, annonçant le retour du tortionnaire libéré. Vient-il arrêter ses kidnappeurs ou leur témoigner sa gratitude pour avoir sauvé sa femme ? Panahi suspend son épilogue, laissant au spectateur le soin de trancher selon sa propre conviction.
De la cellule à la caméra : un film-exutoire né de la répression
Pour comprendre la genèse de Un simple accident, il faut remonter aux geôles iraniennes de 2022. L'emprisonnement de Panahi fut brutal, marqué par des traitements d'une violence et d'une humiliation caractéristiques de la répression du régime envers ses opposants. Ce séjour carcéral constitue un véritable traumatisme, que le cinéaste choisit de thérapiser par le film lui-même. Un simple accident devient alors ce grand exutoire filmique, où le réalisateur exorcise non seulement sa propre souffrance, mais celle de toute une population muselée. Cette dimension cathartique explique en partie la puissance émotionnelle qui se dégage de l'œuvre : on y sent un poids levé, une parole longtemps contenue qui se libère enfin.
Les conditions de tournage clandestines ne sont pas anecdotiques : elles participent de l'esthétique même du film. Tourné sans autorisation, avec des moyens limités et dans la menace permanente d'une nouvelle arrestation, Un simple accident porte dans sa facture l'urgence de son message. Cette clandestinité nécessaire se traduit par une spontanéité formelle, une impression de captation sur le vif qui renforce l'authenticité du propos. Panahi s'inscrit ainsi dans la continuité de sa propre filmographie de résistance : depuis Taxi Téhéran (2015) jusqu'à Pas d'ours (2022), le cinéaste a fait de la contrainte une poétique, transformant chaque interdiction en défi créatif. Mais Un simple accident va plus loin encore : il fait de l'acte même de filmer un geste politique en soi, où la caméra devient arme de contestation.
Le rire comme arme politique : théâtralité assumée et déambulation urbaine
Le véritable coup de maître de l'œuvre réside dans son choix générique. Plutôt que le drame austère attendu d'un témoignage sur la répression, Panahi opte pour la comédie sociale, avec tout ce que cela implique de légèreté apparente et de fantaisie. Ce registre comique n'est pas une esquive : c'est une stratégie de résistance. Le rire devient ici subversif, instrument de désacralisation du pouvoir. En faisant de son tortionnaire un personnage presque pathétique, trimbalé à travers la ville par des citoyens ordinaires, Panahi renverse symboliquement le rapport de force. La comédie permet ce que le drame ne pourrait accomplir : ridiculiser le régime sans le nommer, le désamorcer par l'humour plutôt que par la confrontation frontale.
Cette approche comique s'accompagne d'une théâtralité assumée qui pourrait, de prime abord, être perçue comme une faiblesse. Le jeu des acteurs tire parfois vers l'emphase, l'enchaînement des scènes rappelle les scénettes de théâtre plus que la fluidité cinématographique classique. Pourtant, loin d'être un défaut, cette dimension théâtrale devient force. Elle confère au film un aspect de comédie chorale où chaque rencontre devient une scène à part entière, chaque décor un nouveau tableau. Cette structure quasi épisodique transforme Téhéran en scène de théâtre à ciel ouvert. Cette structure en chapitres presque autonomes crée un rythme entraînant, porté par la déambulation dans les différents quartiers de Téhéran. La ville elle-même devient personnage : ses ruelles, ses cafés, ses espaces publics dessinent une géographie de la solidarité populaire, une cartographie de la résistance ordinaire.
C'est dans cette déambulation que brille la distribution, portée par une exceptionnelle performance de Vahid Mobasseri. Les personnages sont immédiatement attachants, incarnant cette humanité têtue qui refuse de plier malgré l'oppression. Leur maladresse même, leur improvisation permanente face à la situation absurde dans laquelle ils se trouvent, en font des héros malgré eux – figures bien plus proches du spectateur que ne le seraient des résistants héroïques. Cette proximité crée une identification puissante, renforcée par le rire collectif en salle qui transforme la projection en expérience partagée. Les grands silences de fin de film, après cette heure et demie de légèreté apparente, frappent d'autant plus fort : la comédie a servi d'écrin à un propos d'une gravité absolue.
Dialogues avec le cinéma contemporain : la rencontre avec le tortionnaire
Un simple accident s'inscrit dans un courant du cinéma contemporain qui explore le motif de la rencontre avec le tortionnaire. On pense à Incendies de Denis Villeneuve (2010), adaptation du texte de Wajdi Mouawad, ou plus récemment aux Fantômes de Jonathan Millet (2024). Ces récits interrogent tous la possibilité ou l'impossibilité du pardon, la reconnaissance ou le déni de l'humanité de celui qui a infligé la souffrance. Mais là où Incendies optait pour la tragédie grecque et Les Fantômes pour le thriller psychologique, Panahi choisit la comédie humaniste. Ce décalage générique est en soi un positionnement politique : refuser le pathos pour mieux célébrer la résilience collective.
Le film redéfinit ainsi les codes de la comédie sociale en la détournant vers le politique. Il démontre que le rire n'est pas incompatible avec la gravité du propos, qu'il peut même en décupler la puissance. Cette approche nous interroge sur notre époque : face aux systèmes autoritaires qui prospèrent à nouveau dans le monde, quelle forme doit prendre la résistance artistique ? Un simple accident répond : celle qui touche le plus grand nombre, qui fédère plutôt que qui exclut, qui galvanise plutôt que qui accable.
Une Palme d'or méritée : quand le risque devient nécessité
Cette Palme d'or est amplement méritée, non malgré mais grâce aux imperfections formelles du film. Car Un simple accident vaut précisément par ce qu'il risque : la liberté de son auteur, la sécurité de son équipe, et plus symboliquement, l'avenir même du cinéma de résistance. En validant ce geste artistique total, le jury cannois ne récompense pas seulement un film réussi : il affirme que le cinéma peut encore être un acte politique, que la création artistique mérite qu'on lui sacrifie sa sécurité, que certaines histoires doivent être racontées quoi qu'il en coûte. Un simple accident nous laisse avec une question essentielle : et si la véritable insurrection passait par ce genre de solidarité accidentelle, imparfaite, presque comique dans sa spontanéité ? Panahi nous rappelle que la résistance n'a pas toujours le visage héroïque qu'on lui prête, qu'elle peut surgir d'un quiproquo, s'improviser dans l'urgence, se construire dans le rire partagé. Dans notre époque où les autoritarismes se réinventent, ce film clandestin venu d'Iran résonne comme un manifeste : le cinéma, malgré tout, demeure un espace de liberté irréductible. Et cette liberté-là, Panahi nous la transmet comme un virus bénéfique, dans l'espoir qu'elle contamine à son tour nos propres convictions.
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Créée
le 13 nov. 2025
Critique lue 5 fois
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