Il y a, dans Un singe en hiver, une logique d'effacement qui rend chaque plan respirable. Le film de Verneuil ne se contente pas d'aligner épisodes et répliques ; il sculpte la nostalgie comme une matière, la polit par frottements successifs. Sur le décor d'un port et d'un hôtel modeste se joue une cérémonie de la mémoire : deux figures masculines, l'une enfermée dans la retenue du foyer, l'autre portée par l'ivresse et la fable, se rencontrent et se recomposent l'une par l'autre. C'est cette dialectique du retrait et de l'exubérance qui confère au film son étrangeté chaleureuse.
La mise en scène privilégie le plan comme espace d'âme. Verneuil compose des cadres où l'horizon cesse d'être simple fond pictural et devient instance morale. Les intérieurs, serrés dans leur géométrie, isolent les personnages et concentrent les forces du récit ; les extérieurs ouvrent au contraire sur une mer qui invite au surgissement du passé. Le cadrage fixe fonctionne comme une caisse de résonance pour les gestes et les silences. Quelques travellings, discrets et mesurés, prolongent les mouvements intérieurs sans emphase ; le hors-champ, souvent sollicité, conserve la réserve du non-dit.
Les acteurs habitent cette grammaire formelle avec une précision exemplaire. Jean Gabin donne à la résignation des allures d'obstination noble. Sa présence scénique, l'économie de son jeu, le phrasé retenu et la modulation du regard composent une partition dont la puissance tient à l'accumulation d'instants microscopiques. Jean-Paul Belmondo, en contrepoint, apporte une mobilité incessante, un hors-champ du désir et de l'imprévu qui bouscule l'ordre et rappelle les nouvelles valeurs du visage populaire. Leur confrontation n'est jamais pure opposition typologique ; elle opère comme un échange de tonalités, une transmission d'images qui transforme à la fois l'un et l'autre.
La matière sonore et le montage sont les architectes du sentiment. La musique agit comme motif récurrent ; elle ponctue les fulgurances et les retours au calme sans céder au pathos. Les chansons et les bruits du port se mêlent en une texture où diégèse et extradiégèse se répondent, établissant un rythme interne qui contient la montée de l'ivresse. Le montage privilégie les ruptures douces et les ellipses discrètes ; l'ivresse se construit par accumulation de plans et par variations de tempo plutôt que par effets de coupe trop appuyés.
Sur le plan narratif, l'adaptation opère une sélection salutaire des traits littéraires dont elle procède. Verneuil transpose la voix du roman en motifs visuels et sonores, abandonnant certaines digressions pour affirmer une économie dramatique. Cette condensation renforce l'efficacité mais expose parfois le film à une stylisation qui frôle la solennité ; la nostalgie peut s'orner d'un vernis qui atténue la crudité originelle de l'expérience. De même la représentation des figures féminines demeure souvent périphérique, comme si le récit, en cherchant l'essentiel du face-à-face masculin, laissait hors champ une part du social et de la douleur ordinaire.
Ces réserves, intégrées à l'analyse, éclairent cependant la maîtrise du film. Un singe en hiver réussit à conjuguer un classicisme de facture et une légèreté tonale qui annoncent sans les imiter servilement les audaces formelles de sa génération. La caméra s'attache aux micro-gestes, aux infimes déplacements du visage, et transforme ces inflexions en vérité cinématographique. Le cinéma ici se montre dans sa fonction la plus exigeante : non pour illustrer la nostalgie, mais pour la faire advenir, lentement, plan après plan.
Reste, après le dernier cadre, l'image d'une amitié contrainte et souveraine, d'un courage frêle qui prend l'apparence de plaisanteries et de beuveries. Verneuil signe une partition d'attention qui nomme par l'image ce que les mots parfois ne savent plus dire. Le film n'édicte pas de leçon ; il met en scène l'acharnement tendre de deux hommes à sauver une illusion et, par ce travail patient du cinéma, en révèle la dignité fragile.