La caméra se meut lentement le long des façades de la « Ville éternelle », se porte à la hauteur d'une large fenêtre, puis pénètre dans un appartement où se déroulent des scènes de la vie quotidienne. Pour Antonietta, déjà affairée, c'est une matinée comme les autres, pleine de contrariétés et d'exaspération. Il lui revient de mettre la maisonnée en éveil et de se plier à la moindre volonté, fût-elle égoïste, paresseuse ou ingrate. Le plan-séquence, conçu en virtuose, peut rappeler Haute Pègre, Un Américain à Paris ou Le Plaisir, mais sert avant tout à sonder l'enfermement d'une femme lambda dans l'Italie fasciste des années 1930, qui valorise et promeut l'« homme nouveau » autant qu'elle condamne les femmes à un état de relative servitude.


Grand succès des années 1970, Une journée particulière narre avec finesse la rencontre entre deux exclusions symptomatiques de l'époque mussolinienne. Alors qu'Adolf Hitler fait une escale remarquée à Rome, Antonietta, dépourvue de vie publique, et Gabriele, privé d'une certaine forme d'identité, vont se rencontrer accidentellement et s'éveiller l'un à l'autre, jusqu'à amorcer une romance interdite et impossible, aussi passionnelle que contrariée. Comme dans Affreux, sales et méchants ou Les Nouveaux Monstres, Ettore Scola harponne une société italienne en plein délitement, capable d'applaudir à l'unisson les pires dictateurs, mais jamais de revoir son logiciel interne. Les couleurs délavées du chef opérateur Pasqualino De Santis sonne en grande partie comme le prolongement naturel de cette communauté carencée. Au nom de quoi Antonietta est-elle appelée à s'adonner seule aux harassantes tâches ménagères ? Pourquoi l'homosexualité de Gabriele est-elle un facteur de discrimination politique et professionnelle ?


Sophia Loren et Marcello Mastroianni, judicieusement utilisés à contre-emploi, se fondent tous deux dans des habits n'appelant qu'une sorte de gausserie tragique. Il en va ainsi, dans l'Italie mussolinienne, des épouses malheureuses, négligées et cocufiées, ou des célibataires cultivés fraîchement licenciés et exclus du parti, dans les deux cas en raison d'une homosexualité unanimement réprouvée. Tandis que les deux protagonistes s'épanchent en huis clos, la concierge, médisante et intrusive, va les interrompre. Elle met en garde Antonietta, censée se borner au rôle d'épouse effacée, contre ce présentateur de la radio avilissant, qualifié de « lavette », de « défaitiste » et, injure suprême, d'« antifasciste ». Cette gardienne un peu commère sur les bords n'est, dans la construction d'Ettore Scola, qu'une caisse de résonance d'une Italie sclérosée, pour qui les hommes se doivent de répondre à un cahier des charges qui serait avalisé, en quelque sorte, par le Parti national fasciste. « Tout est si absurde », regrettera Gabriele au téléphone. La sentence résume à merveille l'aveuglement doctrinaire de ces masses informes qui peuplent Une journée particulière.


Il y a quelque chose d'édifiant à observer Antonietta et Gabriele s'ouvrir l'un à l'autre sur le toit d'un immeuble surplombant une capitale en folie. « En définitive, on finit toujours par se rallier à l’opinion générale, même si elle est mauvaise. » Ettore Scola voit juste, et c'est précisément pour cette raison qu'il nous invite à scruter l'Italie à la marge, à travers deux brebis galeuses en situation de déréliction. Leur soif de liberté, dont la caméra mouvante se fait l'écho, les contraintes qui pèsent sur eux, l'endoctrinement politique généralisé, le machisme et l'intolérance d'une société en souffrance : tout converge au constat impitoyable d'une Italie en voie d'affaissement, perdue entre un défilé « matamoresque » et les commentaires belliqueux des journalistes de la radio. Une réalité amère, qui sera toutefois entrecoupée par l'abandon de deux êtres, quelques heures durant, au cours d'« une journée particulière ».


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Cultural_Mind
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le 20 nov. 2017

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