Annoncé comme le successeur chinois de Memories of Murder et Se7en, ces influences ont fait de Une pluie sans fin l’un des sorties les plus attendues de l’été – premier film, ambiance poisseuse, enquête policière : il y avait de quoi construire l’idéal d’un certain cinéma de genre, qui plus est asiatique, apprécié d’une panoplie cinéphile assez large. Pourtant, il ne faut pas se tromper sur la véritable nature du film de Dong Yue : derrière la boue, la pluie et les anoraks se cachent une œuvre bien plus complexe et désintéressée de son propos policier qu’on aurait voulu nous le faire croire.


Un déluge interminable. C’est ce que nous propose Une pluie sans fin. La pluie, c’est une toile de fond, un ressort narratif, une banque de sons, une atmosphère, un propos. Elle décore les paysages avant de les avaler, de les emporter ; un peu comme ces traces de pas, ou ces voitures embourbées. Tout semble laborieux, complexe, fatigant – chaque geste, chaque regard se perd dans cet écran diluvien qui finit paradoxalement par envahir le récit, alors qu’elle n’en est jamais fait mention. Elle est alors inéluctable, évidente. Ces paysages qu’elle noie, ce sont ceux de cette Chine à vapeur, faite d’usines monstrueuses, de marées d’ouvriers et de chemins de fer à perte de vue. Car presque avant même d’être un polar, Une pluie sans fin est un film d’architectures. Visuelles comme sonores. Ces ponts grisâtres, ces tuyaux gigantesques qui découpent le ciel nuageux, ce rugissement constant du métal et du gaz, ces bâtiments semblables à des montagnes noires tirées d’un roman fantastique : ils semblent, justement, antédiluviens ; comme si cette pluie était une apocalypse qui mettait fin à un monde ancestral, dont les constructions massives semblent avoir été bâties par des rois antiques, et dont les richesses passées ont aujourd’hui laissé place à une horde d’anonymes, invisibles, identiques sous leurs imperméables noirs. Une masse humaine qui fait perdurer des gestes, des coutumes depuis longtemps dépassés, dont tous ont oublié le sens initial. Une pluie sans fin, c’est un film de fin du monde – le portrait d’une Chine à bout de souffle, en bout de course, tombant en panne à chaque virage, repoussant difficilement la fatale vague de froid qui gèlera sur place tout un peuple, tout une économie, tout un système.
L’analogie avec l’enquête policière qui lui sert de prétexte est alors évidente. C’est là un point commun que Bong Joon-ho et Dong Yue partagent : il ne s’agit pas tant de chercher un coupable que de réfléchir sur une situation sociale. Là où Bong questionnait l’absurdité tragicomique de la dictature coréenne en se plaçant très loin des villes, le cinéaste chinois traite de l’embourbement d’une quête d’idéal, qu’il soit communiste, intime ou existentiel. Cette ville bétonnée de la province du Hunan, difforme et étouffante, ne devient plus qu’un Purgatoire : tandis que certains n’attendent que d’en partir, pour essayer de rejoindre de lointaines villes utopiques, d’autres se souviennent, et regrettent leurs villages d’antan.


Mais la pluie, elle, ne s’arrête pas. Enfermés dans leurs obsessions, du passé comme de l’avenir, tous ces personnages ne sont plus que des souris bloquée dans des roues, chassant l’inaccessible et se noyant lentement, inlassablement dans ces sables mouvants qui les aspirent, les engloutissent pour ne plus jamais les laisser repartir. Et quand bien même on déciderait de faire table rase, de réduire ces vestiges architecturaux en poussière, on ne peut que se demander : même si son papier peint n’est plus le même, est-ce que ce nouveau monde ne serait pas qu’une pâle copie du précédent ?

Vivienn
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le 31 juil. 2018

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