Depuis le début de sa carrière et son documentaire Carlitos Medellin, Jean-Stéphane Sauvaire s'est toujours nourri explicitement du réel pour construire ses fictions, avec un soucis évident de faire un geste de cinéma en adéquation avec la vision d'une réalité. Mais pour Une Prière Avant l'Aube, adaptation de la biographie éponyme de Billy Moore, la position du film a légèrement changé de statut lorsque la réalité a rattrapé la fiction, alors même que la fiction mettait en scène une réalité déjà vécue. La notion de cycle déjà abordée par la fin du film, 

lorsque Joe Cole, l'acteur jouant Billy Moore, rencontre le "véritable" Billy Moore – s'incarnant lui-même en même temps qu'il incarne son propre père –


se retrouve exacerbée par la vie de l'ancien boxeur thaï après le tournage. Ce que le film raconte, Billy Moore l'a à nouveau connu lorsqu'il fut emprisonné en Angleterre pour un vol à main armée. De la même manière que son emprisonnement en Thaïlande, l'Homme d'origine britannique s'est sauvé de lui-même et de son addiction à la drogue grâce au sport de combat qu'il a pratiqué ainsi qu'en aidant les autres prisonniers à s'exprimer à travers la boxe. Le miroir qu'est le film pour cette nouvelle incarcération est aussi troublant qu'il souligne les frictions incessantes entretenues par le réalisateur avec son sujet. Voilà le réel qui, dans son imprévisibilité, provoque une ingérence sur notre vision de la fiction, au point de l'amener vers un degré supérieur dans sa porosité avec une réalité asséchée et brute.


Une Prière Avant l'Aube semble dévoué à recréer une vision sans fard de ce qu'a vécu Billy Moore dans une prison thaïlandaise. Immersion dans certains gangs locaux pendant des mois, tournage en partie dans une réelle prison du pays, des acteurs pour la plupart non-professionnels (avec des figurants anciens prisonniers et / ou membres de gangs) ; autant d'éléments mettant en exergue la priorité de Jean-Stéphane Sauvaire pour produire un sentiment d'authenticité. Si le film n'a pas de vocation documentaire explicite (excepté lors d'une séquence de repas à la salle d'entraînement), il baigne dans des années de recherche et d'immersion pour le réalisateur, dans des cultures qui ne sont pas les siennes et un pays qui n'est pas le sien. Comme pour Johnny Mad Dog, Une Prière Avant l'Aube semble construit autour de ce savoir et des connaissances acquises par la dite immersion, ici sur le quotidien en prison, l'addiction et la boxe thaïlandaise. 
Le film nous propose une vision de ce sport quasi-religieuse, où le corps occupe une place centrale ; avec un statut de temple que chaque combattant doit respecter. C'est ainsi que l’œuvre dresse une grande contradiction en mettant en scène la recherche de paix et de tranquillité d'esprit par un sport fondé partiellement sur l'expression d'une violence physique puissante. Avec grande justesse Jean-Stéphane Sauvaire exploite ce paradoxe pour souligner les valeurs d'un sport rendu noble par une caméra toujours très proche des rituels qui entourent chaque combat et entraînement (séance de tatouage, prières, repas entre combattants). La violence du sport n'est pas omise, bien au contraire, mais en la montrant comme un constituant d'un plus grand ensemble, le réalisateur français partage les dessous d'un mode de vie fascinant, dirigé vers un objectif et permettant la catharsis. Ainsi, bien que les combats soient mis en scène avec une nervosité palpable, Une Prière avant l'Aube ralentit son rythme, devient moins suffoquant alors que Billy reçoit les enseignements de son entraîneur et de ses collègues. La violence parcourt le film, mais se distingue de deux manières : une très sauvage et imprévisible, reflet d'un quotidien en prison, et l'autre, celle de la boxe, plus réglementée, plus expiatoire pour ceux qui la pratiquent.
Comme son protagoniste, cette biographie se démarque par sa physicaliste et sa rage si intenses et contenues qu'elle en devient une boule de nerf sur le fil du rasoir, prête à exploser à tout moment. La plongée viscérale dans le milieu carcéral s'opère logiquement du point de vue de Moore jusqu'à pousser l'austérité à son paroxysme via des parti-pris sensoriel jusqu'au-boutiste. La mise en scène est au service de l'oppression et de l'immersion en même temps qu'elle s'attache à dépeindre la vision de cette réalité par son auteur. Sans l'appuyer, au risque de desservir la puissance du film, Sauvaire propose un geste de cinéma fort parce que sans concessions ni cadeaux fait au spectateur pour lui aérer l'esprit sur ces deux heures de film étouffantes. Vidé de tout superflu, notamment vis-à-vis des dialogues – intelligemment transformés à l'état de bruits incompréhensibles, sauf pour qui comprendrait le thaï – Une Prière avant l'Aube passe exclusivement par sa forme viscérale pour prendre à la gorge le spectateur et exprimer tout son propos sur la rédemption et la quête de la paix intérieure. Les émotions ressenties par les spectateurs n'en sont que plus fortes parce qu'elles proviennent, comme celles de Billy Moore, du plus profond de nous-mêmes. On vit les événements sous l'angle des affects du protagoniste, enfermé dans un cadre spatio-temporel brouillant les repères temporels. Il n'est pas question de raconter une histoire, mais de partager les sensations du personnage principal, sa confusion dans cette prison où les jours de la semaine sont indistincts, où le jour et la nuit se succèdent sans toutefois pouvoir être un indicateur du temps qui passe. Sauvaire a bien compris qu'une réalité ne se ressentait pas comme une série d'événements clairs mais qu'elle était le fruit d'une interprétation psychique et émotionnelle de celui qui la vivait. Cette subjectivité fait d'Une Prière avant l'Aube une expérience intense et brutale, d'où s'extrait néanmoins une poésie rugueuse et une manière très sensible d'encaisser les coups, physiques comme psychologiques.

[Texte rédigé dans le cadre d'un cours de master sur l'écriture critique]

-Icarus-
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Top 10 Films

Créée

le 17 oct. 2019

Critique lue 250 fois

2 j'aime

6 commentaires

-Icarus-

Écrit par

Critique lue 250 fois

2
6

D'autres avis sur Une prière avant l'aube

Une prière avant l'aube
xlr8
7

Dans ta gueule...

Je plagie CinéLive, qui, il y a plus de vingt ans maintenant, avait mis Fight Club en couverture avec ce titre percutant ! ^^ Alors je mets le hola tout de suite ! On est bien loin du chef d'oeuvre...

Par

le 5 juin 2018

12 j'aime

4

Une prière avant l'aube
dagrey
5

Bangkok express

Une prière avant l'aube est un biopic consacré à Billy Moore, jeune boxeur anglais incarcéré dans une prison en Thaïlande pour détention de drogue. Confronté aux gangs, il choisit de s'en sortir par...

le 26 juin 2018

10 j'aime

5

Une prière avant l'aube
seb2046
7

À bras le corps...

UNE PRIÈRE AVANT L'AUBE (14) (Jean-Stéphane Sauvaire, FRA/CAMBO, 2017, 117min) : Tirée d'une histoire vraie, ce percutant Biopic partiel narre une partie de la vie du jeune boxeur anglais toxicomane...

le 20 juin 2018

10 j'aime

Du même critique

The Voices
-Icarus-
8

Le chat, cet enfoiré

Je hais les chats. Et malheureusement, ma mère ne partage pas ce sentiment. C'est donc, depuis maintenant 7 années, que je me coltine un félin gras du bide incarnant l'archétype du chat, le vrai, pas...

le 13 mars 2015

77 j'aime

22

8 Mile
-Icarus-
9

I'm only 18 but my writing's old

Depuis quelques temps déjà, je rencontre certaines difficultés auxquelles je n'espérais jamais avoir affaire pendant ma période d'activité sur ce site, liées à ce qu'on pourrait en quelque sorte...

le 23 janv. 2016

63 j'aime

2

Comment c'est loin
-Icarus-
6

Greenje et Orselane

Avec Bloqués, Orelsan et Gringe avaient déjà franchi l'étape de la transposition de leur univers musical à l'écran, fait de vannes douteuses et de sujets de conversations à côté de la plaque. Le...

le 25 nov. 2015

59 j'aime

15