Malick a toujours été, en un sens, hors du temps : que ce soit par ses figures qui semblent traverser l’espace sans que la société n’ait de prise sur eux (La balade sauvage, Les moissons du ciel), par un regard en surplomb qui essore la vanité d’une époque (Song to Song, The Knight Cup) ou embrasse carrément l’infinité du temps (The Tree of Life, Voyage of Time), son œuvre a toujours doublé le récit d’un lyrisme voué à lui donner les proportions du sublime.


Ses deux incursions dans le film d’époque (La Ligne Rouge, puis Le Nouveau Monde) procédaient de la même manière, avec cette modulation pourtant fondamentale d’être en prise avec l’Histoire, teintée d’une approche plus mélancolique encore sur la violence et les erreurs qui la jalonnent. Alors que ses derniers films semblaient progressivement s’évaporer dans leur écriture, au profit d’une poésie dissertative qui s’affranchirait de la colonne vertébrale d’un récit, Une vie cachée opère une sorte de retour aux sources, à la fois de l’écriture et de l’Histoire elle-même. En restituant la vie d’un autrichien refusant de prêter allégeance à Hitler, Malick embrasse une figure presque absente dans son œuvre, celle du véritable héros.


Bien entendu, il ne s’agit nullement d’un brusque revirement dans son travail, et tout le traitement du sujet se fait dans la continuité des expérimentations précédentes, et avec toute la maestria qu’on est forcé de reconnaître au maître. (Cette question de l’évolution du personnage dans toute la filmographie de Malick a été abordée de façon très éclairante par WeSTiiX dans son étude sur les liens entre le cinéaste et la philosophie de Kierkegaard.)


Le regard se porte ici sur un paysan et le travail qu’il opère avec son épouse dans les Alpes autrichiennes, l’occasion pour Malick de contempler un paysage d’un virginité brutale, où les cimes accrochent le ciel et l’herbe sombre offre ce que la terre semble avoir de plus pur. Le temps passé est celui des Travaux et des Jours, contemplation bucolique où les protagonistes densifient leur présence au monde par le rapport artisanal qu’ils entretiennent avec lui : la traite, la semaille, les fauchages, le travail du bois et de la terre. La beauté brute, l’évidence d’un tel lien à la nature qui n’oblitère jamais la sueur du front exigée par le Texte fondateur, est le matériau idéal pour Malick, qui, épaulé cette fois par Jörg Widmer à la photographie, offre un tableau qu’aucun autre cinéaste ne peut peindre.


La longueur du récit, qui approche les 3 heures, est donc la garantie d’une réelle incarnation : ce travail, que l’on retrouvera dans un autre rapport à la matière en prison (le cirage des chaussures, le maniement des sacs de sable) est abordé comme l’un des ancrages de la condition humaine, sur laquelle se greffe une autre valeur absolue, celle de l’amour. La famille immergée dans ce décor relève de l’évidence, et décline une vision qui prolonge le regard de Malick sur ses personnages, s’épanouissant dans un silence tactile face au monde. La musique, le mouvement des caméras, la lumière s’occupent de magnifier ce que les mots ne pourraient retranscrire.


Ce rapport à un langage averbal – qui semblait justement phagocyter la possibilité d’un récit dans les films précédents du réalisateur – est d’autant plus essentiel qu’il va offrir le contrepoint à l’élément perturbateur, à savoir le bouleversement par l’Histoire de cet Eden à dimension humaine (un motif qui structurait aussi la vision de l’île du Pacifique dans La Ligne Rouge). Alors que le couple parle anglais, - une curiosité qu’on peut expliquer comme une forme de complicité de surplomb entre le cinéaste et ses personnages -, l’autrichien est la langue du village, bientôt souillée par des bribes de discours nationalistes, avant l’émergence violente de l’allemand des SS. Le cœur de la violence se situe bien là : Franz objecte, refuse l’engagement, mais surtout, face aux compromis qu’on lui proposera, s’oppose surtout à toute déclaration, quand bien même on lui rétorque qu’il n’est pas obligé de penser ce qu’il affirmera pour rester en vie.


Contempler, parler, agir : alors que les films d’archives imposent aussi une lucidité sur une époque qu’un film à la beauté si manifeste ne doit jamais oublier (allant jusqu’à montrer le Führer lui-même dans un moment familial et d’une simplicité accessible à tous), Malick interroge sa propre posture. Le dialogue qui se joue lors de la restauration des peintures de l’église est tout sauf anodin : “We just Create. Some day I’ll paint the true Christ” affirme le peintre, bien conscient que l’esthétique ne doit être que le marchepied vers une présence active au monde.


La question de l’engagement a donc été mûrement réfléchie, et s’affranchira de longs discours : il n’est pas nécessaire de démontrer, il suffit de rester debout – et mutique, s’il le faut. Le cinéaste, qui va et vient entre la prison et le village où l’épouse poursuit la tâche, accompagne son objecteur de toutes les valeurs qui sont sa force, construisant à grand renfort de musique, de surplomb et de réminiscences sa liberté spirituelle. L’emphase n’est certes pas loin, et quelques longueur peuvent surgir ici ou là, mais le propos ne s’enlise jamais, parce que le cinéaste tient un sujet qui va donner chair à son esthétique, et que l’on sait qu’il s’agit là de sa langue, d’une sincérité indiscutable, et non d’une pose. L’utilisation de la voix off et la mise en sourdine des voix in, véritable signature malickienne, sont ainsi ici parfaitement exploitées, permettant l’émergence d’une parole intime qui deviendra indestructible face à la violence d’un monde qu’une force intérieure pourra héroïquement maintenir à distance.


Dans ce monde livré aux ténèbres (“Is this the death of the light ?”), on songe souvent au destin d’Antigone, celle dont le rôle sera de dire « Non ». Le monde face à lui s’organise, s’agite, parlemente, négocie, mais reste inéluctablement passé au filtre de celui qui sait : que son engagement inconditionnel se double d’un amour tout aussi absolu de son épouse (“Do what is right.”), et que la beauté du vrai (ces montagnes, au loin, mais dans son cœur) perdure.
You won’t change the world. The world is stronger. ” A cette assertion indéniable, Malick répond par une histoire moins racontée que vécue, omettant volontairement, par exemple, de mentionner la béatification de Franz Jägerstätter et lui substituant la citation de George Eliot qui donne son titre au film, sur « ceux qui vécurent fidèlement une vie cachée et qui reposent dans des tombes que personne ne visite plus ». Une vie que le créateur, conscient de la minorité de son geste face à la grandeur de son personnage, révèle ainsi par un chant profond en réponse à la noirceur du monde.


Une symphonie visuelle, qui, à nouveau, pourra s’affranchir du temps.


(8.5/10)

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