ça m'a donné envie d'aller voir les longs métrages intercalés entre Cette vie cachée et l'Arbre de vie, qui ont été dénigrés à leur sortie, par des gens dont je suspecte que l'inconfort qu'ils ressentent devant les films de Mallick, ce dernier en particulier, est lié à leur impossibilité de s'identifier jusqu'au bout au camp du héros et de son épouse, et à l'angoisse qui en résulte.


De façon plus générale, peut-être cette imperméabilité à un style à la fois si simple et si éloquent peut elle s'expliquer par un avant-gardisme moderniste moribond, pour qui ces qualificatifs sont antinomiques.


À ce sujet, ce cher Vlad s'exprimait déjà mieux que moi, tout juste sorti de la guerre en 1950, dans l'introduction de l'Austérité et la vie morale, intitulée, c'est à propos, "le complexe d'austérité":



Le complexe d'austérité
Il y a une austérité spécieuse qui est l'objet d'un sentiment ambivalent et passionnel. Est passionnel tout ce qui est déchiré et contradictoire. Intrinsèquement, l'homme déteste ce qui lui fait envie, c'est-à-dire éprouve un ressentiment pour l'objet de son plaisir ; le mépris de sa propre faiblesse mêlé à sa rancune envers la cause de cette faiblesse, parce qu'elle diminue son estime pour lui-même, complique sa jouissance. Il s'en veut de la facilité que l'agrément lui apporte. Il a horreur de ce qui le tente et envie de ce qui le tourmente. Voilà la première complication, d'où naît le complexe de l'austérité. Réciproquement, l'homme prend goût à la privation, est amoureux de sa souffrance. Ainsi, il désire et fuit à la fois. De là une pseudo-austérité, qui n'est en réalité qu'algophilie, c'est-à-dire alibi de la volupté, raffinement du goût sensible, plaisir de se faire mal.
Extrinsèquement, il arrive aussi que l'austérité soit une pénitence que le moderne s'inflige, en compensation ou en expiation du luxe et des mille agréments que la civilisation technique lui apporte. Il se met soudain à jeûner pour rien, gratuitement, spontanément. Plus s'élèvent son confort matériel et le niveau de sa vie, plus il éprouve le besoin de compenser. C'est comme un remords sans raison. La jouissance devient un tabou, une tentation qu'il faut expier, car tout plaisir se paie. De là, – symptôme paradoxal de la modernité ! – une certaine austérité qui est, en plein vingtième siècle, comme la rançon des dérèglements du plaisir.
Cette double ambivalence, intrinsèque et extrinsèque, est visible dans le rôle de la guerre. La guerre, malheur voulu par les hommes, non point fléau en soi, satisfait cet instinct du non-être, de la laideur, de l'étroitesse et de la négation, qui est un profond instinct ésotérique de l'homme ; notre thanatophilie naturelle a trouvé ici sa voie. Extrinsèquement, la guerre est la grande pénitence collective que les hommes s'infligent volontairement pour se faire pardonner les bienfaits de la civilisation ; habitués à payer, ils s'inquiètent des cadeaux qu'on leur fait. L'instinct méontique engendre un préjugé éthique, l'idée superstitieuse qu'une trop longue prospérité accumule un débit, un passif au bilan des consciences, et que par conséquent les fruits de la paix doivent se payer si l'on veut améliorer son actif au grand clearing final. La paix est, comme le bonheur, un défi aux dieux, elle ne peut donc durer ; il est urgent de se reconstituer, par la guerre, un crédit. Ainsi ne soyez pas trop heureux ; triomphez timidement, humblement, pudiquement.
Il n'est pas temps encore de se demander si la douleur est vraiment destinée à nous purifier dans son brasier ardent, comme le dolorisme le prétend, en consumant nos impuretés, ou si au contraire elle n'est pas destinée à refaire l'état de mélange dans un être qui a la phobie du plaisir pur, c'est-à-dire de la fausse pureté, à contrebalancer une extrémité aiguë par l'autre et à reconstituer ainsi l'état créaturel de l'alternative, là où la créature ferait mine de décoller de l'empirie et se rendrait suspecte d'angélisme. Le rôle de la douleur est peut-être de retenir l'être amphibie dans sa mitoyenneté, dans son intermédiarité. L'homme qui souffre ressemble au pianiste qui ferait volontairement une fausse note, par modestie ou gentillesse !
Toujours est-il que, la raison de notre instinct de mort étant inavouable (car une raison métaphysique se justifie elle-même, et par conséquent un complexe de culpabilité métaphysique est un complexe immotivé), les hommes s'ingénient à fabriquer après coup des motivations et une causalité objective qui expliqueraient le scandale injustifiable de la guerre, d'une guerre que censément personne n'a voulue et qui éclate tout de même, d'une guerre dont toutes les nations se rejettent la responsabilité, parce qu'en vérité on peut dire d'une certaine manière que toutes la voulaient secrètement d'une subvolonté clandestine. De là vient que chacun, individuellement consulté, ne veuille d'une volonté exotérique que la paix, et qu'en gros tout le monde consente au mal pseudo-nécessaire, ou plutôt en fabrique la nécessité, en la voulant secrètement, ou tout au moins en voulant des avantages dont la guerre est le seul moyen. C'est la raison des camouflages rétrospectifs par lesquels la conscience essaie d'empiriciser le mal gratuit, en lui assignant une causalité historique ou économique… Cette austérité spécieuse est, comme on le voit, un alibi de la sensualité. Ne parlez pas trop fort, ne riez pas trop haut, éteignez les lumières et n'existez qu'au ralenti, avec prudence, d'un être diminué. C'est l'homme qui fait sa grande cure métaphysique de malheur, puisqu'il paraît que l'Europe nouvelle ne peut s'édifier que dans les larmes et la fumée du phosphore. C'est l'homme qui se rationne volontairement pour expier une civilisation trop voluptueuse ; c'est l'homme qui, sans que personne lui ait jamais rien demandé ni reproché, travaille à mériter sa félicité future en mettant une sourdine à sa prospérité présente.
C'est la honte de l'homme moderne que la guerre tienne lieu d'éthique, dans la religion générale de la jouissance sans frein. C'est qu'il y a dans l'éthique de la guerre une sorte de monstrueux vertuisme, l'idée que la paix est dégradante, avilissante, efféminante, et qu'elle porte ombrage au destin. Et de même, il y a une austérité esthétique, qui veut faire payer à l'homme sa complaisance au plaisir, son goût du sensible. L'homme se punit lui-même d'avoir pu un jour prendre plaisir aux déjeuners sur l'herbe et aux dimanches en banlieue de la peinture impressionniste ; il se punit en se soumettant volontairement aux exercices rigoureux de l'art « abstrait ». Assez badiné ! c'est aujourd'hui la grande pénitence ; l'éternel coupable commence sa cure expiatoire, comme un gourmand repenti qui a abusé des plaisirs de la table ; il renonce aux splendeurs voluptueuses de la lumière et de la chair, aux fêtes de l'eau, il quitte le plaisir de vivre pour le plaisir de mourir au sensible. Il se punit lui-même d'avoir aimé Chopin et Déodat de Séverac, en allant écouter l'art de la fugue. La preuve que cette austérité est pour la frime, c'est-à-dire sans sincérité, qu'elle est snobisme frivole, babillage littéraire et galéjade métaphysique, ce sont les petites oasis de mauvais goût, de sensualité et de plaisir facile que les soi-disant austères se ménagent, pour se reposer de leurs fugues et de leurs sonates, quand ils ont trop la migraine. L'austère conscience se donne alors de petites vacances bien méritées. Ou encore (ce qui est une autre manière de se mettre à la diète) l'homme en proie à la phobie de la séduction se prive des joies si naturelles de la tonalité, – car le charme est suspect ; quand on est attiré par les sirènes, il est temps de se méfier. Gare à la fraude ! « En Vacances » : c'est le titre d'un recueil de piano de Déodat de Séverac. Il s'agit bien de vacances à présent ! il s'agit d'expier, car voici la saison de la pénitence et de la morosité. L'homme se sent fautif quand il va au concert ; le front barré par les quatuors à cordes, il ne peut plus longtemps méconnaître qu'il est l'arrière-petit-fils du péché et pécheur lui-même.
Le nom de ce refus de la forme sensible et concrète est Violence, – car la violence est sans figure ni visage. L'homme subit la violence et se fait violence. C'est un vrai volontariat de la morosité. L'homme, comme il veut avoir froid, faim et soif, recherche tout ce qui est laid, ennuyeux et morose : la beauté suppliciée est son vice, sa grande perversité masochiste. De là ce paradoxe propre au vingtième siècle, – une jeunesse austère. Est-ce perversion de la sensualité, ou rhétorique sans sincérité ni conviction ? Disons plutôt un alibi de la volupté et une compensation esthétique au dérèglement éthique.
C'est la morale, ce n'est pas l'art qui nous dicte la méfiance envers le plaisir. L'art veut des plaisirs raffinés et difficiles, mais Plaire a toujours été et reste sa vocation ; l'adonnement aux délices de l'agrément dans un domaine où l'esthésie reste la source de toute beauté, cet adonnement est licite. Mais nos modernes austères font tout le contraire : violents en art et déréglés dans la pratique morale. Ascétisme est un mot qui n'a pour eux de sens qu'en peinture ou au concert. L'école de la rigueur n'est-elle pas comme la rançon du libertinage érotique ? Or c'est en morale que l'hédonisme est à renier : le principe du plaisir n'est-il pas au contraire la loi naturelle de l'esthétisme ? Comme le dit Domenico Scarlatti, dans un texte qui sert de préface à une collection de sonates : « Il n'y a pas d'autre règle digne d'un génie que de plaire, de délecter le sens dont l'agrément est le seul objet de la musique1. » L'art n'a pas à renier l'attrait, mais à l'approfondir. De l'attrait il ne refuse que la facilité, et ceci au nom d'un plaisir plus vrai, plus profond, plus exigeant et plus pur qu'un chatouillement de l'épiderme. La préférence donnée à la musique de Roussel sur les valses viennoises, à un nu de Matisse sur des photos de stars, ne tient pas à un exercice d'austérité, mais à la recherche d'un plaisir très secret, et durable, et véritable, dont l'agacerie érotique n'est qu'une misérable caricature. C'est ce plaisir difficile, ce n'est pas la phobie suspecte du plaisir qui explique l'austérité d'un Fauré, d'un Falla, d'un Satie, d'un Stravinski.
La violence informe est donc le succédané hypocrite de l'austérité, à l'usage des époques qui ne sont rien moins qu'austères, comme la nôtre, mais au contraire grossièrement jouisseuses. La violence est la façon qu'ont les jouisseurs d'être austères, soit en faisant la guerre, soit en se faisant la guerre à soi-même. La violence contre-nature indique que, dans cet emploi de la force contre la naturalité, aucun principe moral n'est en jeu, que cette force ne s'exerce pas au nom de valeurs idéales, mais ou bien que la violence, simple brutalité, est un fait aussi naturel que la naturalité physique elle-même, ou bien qu'elle compense magiquement l'érotisme et l'égotisme les plus grossiers. Cet homme faussement austère n'est pas, comme le sage platonicien, ami de lui-même, φίλος ἑαυτυ̃, mais au contraire ennemi de soi, d'abord parce qu'il se fait violence sans raison normative, ensuite parce qu'il a une attitude contradictoire, déchirée, et donc intenable. La privation d'art se comprendrait encore – car telle est la passion du vertuisme iconoclaste ; mais la privation en art est deux fois absurde, s'agissant d'un style d'existence qui a son point de départ nécessaire dans la sensation, qui transfigure, mais n'annihile jamais les particularités concrètes. La naturalité malmenée, maltraitée : tel est pourtant l'idéal du pédantisme pseudo-austère et néo-spartiate à la mode d'aujourd'hui. L'acharnement à se faire souffrir, loin de guérir notre décrépitude, ne serait-il pas le symptôme le plus incontestable de cette décrépitude elle-même ?



À l'image de ce complexe d'austérité, que guérit seule une suprême naïveté envers et contre les pulsions de mort, la vie elle-même dusse-t-elle être ailleurs (au-delà ou en-deçà, c'est ce qu'il conviendrait d'affronter), Une vie cachée tend aux vingt-et-unièmistes que nous sommes un miroir déplaisant, que l'oubli successif de l'importance, à quelque degré irréductible, de la sainteté, puis de la vertu, puis du sens moral pour finir, selon leur nécessité décroissant avec l'urgence à agir que manifeste le monde extérieur du sujet qui l'apprécie, livre aux gémonies de la honte et du remords de n'avoir pas senti sourdre, à voir partout poindre les extrémismes en tous genres, cette désormais très présente extrémité.


Il reste que tout amour, même le moins authentique, est plus fort encore, et plus nourricier aussi que le narcissisme, raison pour laquelle je ne m'explique pas, quoique les scènes qui suivent soient très belles et que le dilemme posé n'en soit pas du tout altéré, le choix du héros de ne pas retourner avec son épouse au moment où une compromission de façade eût été peut-être plus belle encore. Il y a c'est vrai, le salut/la tentative de salut accordé par un baiser au condamné tragiquement esseulé juste avant la fin. Peut-être est-ce une compensation, mais je crois que ça outrepasse en l'occurrence ma propension au mysticisme.


ça vaudrait encore largement dix s'il avait mis de plus belles musiques d'Arvo Pärt que les joli navets insipides que ce génial estonien pond parfois.


Genre ça
https://www.youtube.com/watch?v=L4QV0WMxdHs

Konurlar
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le 26 mars 2020

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