Quand on parle de Gaspar Noé tout le monde pense à des scènes violentes et insoutenables, une photographie agressive voire épileptique et des personnages glauques incluant des incestueux. Comme ces éléments sont absents de ce Vortex on va pouvoir enfin parler d'un autre point essentiel du réalisateur sans que l'attention ne soit prise par un énième scandale : son montage. J'ai réalisé que ce qui me faisait autant déprécier une bonne partie de ses films mais que d'autres adorent, c'est que Gaspar Noé a tendance à faire durer ses scènes sans coupure ou ellipse, en temps réel. Cela servait à rendre la scène de viol d'Irréversible particulièrement implacable en interdisant de détourner les yeux ou de s'épargner la moindre des peines de Monica Bellucci, c'était aussi utilisé pour suivre un groupe de personnages pendant toute la durée de leur trajet dans le même film, y compris l'attente dans le métro. Mais quelques fois c'est simplement le signe d'une conversation qui n'en finit pas parce que Noé n'est pour moi pas un très bon dialoguiste, en tout cas pas un qui ait un bon sens du rythme. Les moments de pause dans ses films ont du sens, de même que le fait de faire un peu durer ses conversations à ces moments là, mais il peine à les rendre intéressants sur la longueur malgré l'habituelle vivacité de ses comédiens. Vu le sujet de son dernier film on pouvait se douter que ça allait particulièrement marquer l'expérience, cette fois ceux qui ne se concentraient que sur les sensations fortes de ses œuvres pourront parler d'autre chose alors que dans le fond Vortex est totalement dans le style de son réalisateur.

Vortex traite de la décadence progressive d'un couple d'octogénaires que la sénilité guette, joués par Dario Argento et Françoise Lebrun, et comme pour sa fameuse scène de viol d'il y a 9 ans il le fait en forçant le spectateur à vivre le même carcan que ses personnages jusqu'au bout, sans pouvoir s'enfuir. Pendant tout le film l'écran sera séparé en deux pour suivre en même temps le mari et l'épouse, tandis que le fils joué par Alex Lutz peut remplacer l'un ou l'autre cadre. On nous fait suivre leurs déambulations tandis qu'ils traînent leur carcasse fatiguée, sans ellipse qui allégerait le parcours, ce qui a pour effet de donner l'impression au spectateur de vieillir de 10 ans par minute. C'est là que le schisme aura lieu : ou vous acceptez de subir 2h25 de lenteur pour vous sentir au plus proche de personnages dont la vitalité ne fait que disparaître, ou vous fuyez pour voir plutôt Une Vie Démente, une bonne comédie dramatique belge sur un fils dont la mère est atteinte de démence sémantique et dont le traitement vous conviendra nettement mieux (je ne parle pas d'Amour d'Haneke car je ne l'ai pas vu).

Pour ma part j'ai vraiment senti passer la séance et ça a atténué l'impact des moments d'émotion parce que j'avais envie d'en finir, d'où ma note moyenne qui ne veut pas dire grand chose. Il faut vraiment savoir où l'on met les pieds parce qu'il y a moyen de trouver ça insupportablement chiant et c'est un peu mon cas. D'ailleurs la comparaison avec Une Vie Démente m'a fait réaliser que l'inconvénient de faire autant durer ces scènes, c'est qu'on n'a finalement que peu de moments de vie qui nous sont présentés. L'enjeu du film est de voir comment gérer cette sénilité progressive au quotidien, avec le fils qui ne peut pas leur accorder tout le temps dont ses parents auraient besoin. Mais au lieu d'avoir une présentation sur la durée on n'a qu'une poignée d'exemples qui s'étalent longtemps, ce qui rend le calvaire des personnages moins fort puisqu'on a l'impression que le film ne s'étend que sur une semaine ou peu s'en faut. Alors certes je n'aurai pas réclamé d'autres moments de douleur dus à l'âge parce que ça aurait fait redite et que ça dure déjà 2h25, mais un choix de mise en scène qui fasse davantage ressentir la spirale infernale dans laquelle sont tombés les personnages pour toujours aurait été bienvenu. Il y a certes un plan sur le lent tourbillon d'une cabine de WC d'un rose crasseux (peut-être le plan le plus représentatif du Gaspar Noé qui aime les décors dégueux), mais ça sert davantage à illustrer le titre et générer un malaise prononcé qu'à rendre compte de la durée dans le temps de cette situation.

Cependant cela s'explique par le fait que Gaspar Noé semble vouloir nous faire ressentir que les personnages ne perçoivent plus leur existence en termes de jours qui passent, mais en termes de très longues et nombreuses minutes. L'usage de l'écran splitté se trouve judicieux à ce niveau, pour de multiples raisons. En gardant un œil sur 2 protagonistes en même temps il permet déjà d'atténuer un peu l'ennui en s'attardant tantôt sur l'un, tantôt sur l'autre. C'était d'ailleurs le seul procédé possible pour avoir plusieurs points de vue sans faire d'alternance au montage, ce qui aurait trahi l'intention de Noé de nous coincer dans ces corps lents qui subissent leur trajet sans pouvoir raccourcir la moindre étape. Ensuite, la lenteur générale couplée à la présence de 2 écrans qui accaparent chacun notre attention a pour effet de nous faire perdre en concentration et de générer quelques moments de flottements où l'on ne sait plus comment on est arrivé à tel endroit et pourquoi. Or ceci, c'est exactement ce que ressent le personnage de Françoise Lebrun. L'étroitesse des cadres de notre écran splitté ajoute au sentiment d'étouffement de cette dame, perdue dans un labyrinthe aussi bien architectural que mental, quand bien même l'endroit est sûrement moins oppressant en vrai que quand on le perçoit dans ces conditions. Il est arrivé aussi que des gens réagissent dans la salle alors que j'étais apathique (je vous l'ai dit, il ne faut pas se mater ça quand on est crevé), parce que je regardais le mauvais personnage pendant que l'autre agissait sans se rendre compte de ce qui n'allait pas. Et donc moi aussi j'étais dans cette situation de ne plus réagir à l'évidence et de ne plus savoir ce qui se passait. En terme d'immersion c'est donc très réussi, mais il faut voir si avez envie de ce genre d'expérience parce que ça ne va pas être un shot de sensations fortes.

La mise en scène offre d'autres bonnes idées. L'usage des écrans splitté est assumé jusqu'au bout, mais parfois de manière assez discrète pour qu'on l'oublie quand les personnages sont rassemblés : on a l'impression que c'est un seul plan avec une barre verticale, mais en fait les angles sont légèrement différents et quand le bras de Dario Argento passe d'un cadre à l'autre on se rend compte que le résultat n'est pas continu, ce qui peut générer un aspect dérangeant dont je ne saurais définir s'il est volontaire ou non mais qui participe un peu à l'expérience. C'est aussi le moyen de réaliser que ce couple ne passe finalement pas tant de temps que ça ensemble puisque les moments où ils se rejoignent se remarquent bien et paraissent peu nombreux, la plupart du temps ils sont isolés dans leur cadre serré. Il y a aussi un usage logique du split-screen qui accentue cruellement la constatation d'un événement, et qui pourra rappeler un élément de mise en scène par le gameplay du jeu Brothers: A Tale of Two Sons. J'aime bien ce genre de moment.

Mon implication dans le film est anesthésiée par sa dévitalisation volontaire, qui est sûrement ce qu'il y a de plus inhabituel chez le réalisateur, et ça m'empêche de l'apprécier pleinement quand il veut nous serrer la gorge. Mais il y a tout de même des passages qui font leur effet, même si c'est parfois gâché par la manie de Gaspar Noé de s'attarder plus que de raison sur un même instant. Je pense à toutes les discussions entre le fils et ses parents : Alex Lutz est touchant par sa prévenance envers des personnages fragiles, il adapte son ton et sa vitesse pour des dialogues qui paraissent toujours sur le fil de briser ses participants, entre Dario Argento qui n'a plus la force de s'emporter comme il le voudrait et Françoise Lebrun paumée dans une existence qu'elle n'arrive plus à suivre. Des passages-clés sont présentés avec une délicatesse à contrecourant de ce pour quoi Gaspar Noé est connu, renforçant leur impact et permettant à l'émotion de poindre, même pour moi qui n'était pas dans les meilleurs dispositions.

Il faut s'armer de courage pour affronter pareil film, celui d'encaisser son sujet certes mais surtout de supporter son rythme lénifiant. Il faut aussi se faire à l'idée que le film n'est rien d'autre qu'un trip de souffrance douce : intellectuellement il n'apporte rien, on n'a aucune solution qui se présente, rien à dire sur la manière de gérer cette régression qui nous guette. C'est donc du pur cinéma sensitif feel bad sur le naufrage de la vieillesse. Vous avez les cartes en main pour savoir si pour vous le jeu en vaut la chandelle. Pour ma part le coût d'entrée était trop important pour mon bien, mais je reconnais des atouts qui font que je n'ai pas tout à fait regretté mon investissement. C'est sur la durée qu'à la fois les qualités fermentent et que les contraintes se font sentir pour ce film de fantômes en sursis.

Fun fact : Il y avait Gaspar Noé et Alex Lutz à mon avant-première, et on a ainsi appris que la condition pour que Dario Argento accepte le rôle était que son personnage ait une maîtresse. Ah euh bah ok, c'est pas dans le script mais on fait ça. Je crois que c'est la coiffeuse ou la costumière de l'acteur qui a eu le rôle, parce que pourquoi pas (pas pu vérifier, les crédits ne sont pas encore disponibles sur Internet). Ça a aussi peu d'incidence sur l'histoire que vous pouvez l'imaginer, d'où l'absence de balise spoiler. Il y a des trucs comme ça dans les coulisses des films, on croit que tout a forcément un sens parce que c'est un film d'Auteur et puis non :p

thetchaff
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le 17 nov. 2021

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