Fermer les yeux.


Le barillet tourné, la main tremble. Une balle. Une sur six, probabilité éphémère et illusoire au moment d'appuyer sur la gâchette d'un revolver vissé contre la tempe. Derrière les cheveux et la sueur, c'est une vie qui est en jeu, suspendue au clic salvateur de cette guerre des nerfs, une vie qui peut s'achever en un battement de cil, pour peu que le hasard ait déjà désigné son perdant.


Fermer les yeux pour s'enfuir de ce bouge immonde et puant, de cet abject cagibi, vers sa maison. Repenser à cette époque d'insouciance, à la joie, l'alcool, la jeunesse. L'illusion d'être invincible, un roc inamovible, un héros, un justicier. L'impression que cette guerre, elle n'attend que nous, que le destin patiente et s'impatiente. Ces moments qui semblent aujourd'hui appartenir à un rêve, de communion et de félicité à un mariage, de fraternité. C'était la maison.


Fermer les yeux pour oublier que derrière cette probabilité fumeuse, la vérité c'est qu'il n'y a qu'une chance sur deux à la roulette russe. Mourir ou voir mourir.
Pendant ces quelques secondes avant la détente, revisiter ces virées en montagne, dans ce refuge perdu entre les cîmes d'arbres tous pareils, mais tous différents. Ces moments entre hommes, isolés dans l'immensité de la nature, derrière un brouillard opaque. Des parties de chasse qui s'apparentaient plus à une communion avec la nature, jusqu'à croiser la route d'un cerf. Une balle. Une seule balle.
Entendre à nouveau les gars chanter, et John jouer un nocturne de Chopin au piano, profiter en songe de cet instant suspendu avant l'horreur.


Fermer les yeux et prier. Prier pour que les dernières pensées ne soient pas celles de ce voyage en enfer, cette guerre infâme et destructrice des corps comme des âmes, pour que la poudre n'explose pas pendant un souvenir de sa dernière partie, celle qui puait la mort plus que les autres. Celle qui se déroulait là-bas, loin de chez soi, dans une cabane sur un fleuve, où il fallait affronter son frère d'armes pour pouvoir s'en sortir.


Fermer les yeux, justement, pour ne pas voir à l'avenir la scène en train de se dérouler, à chaque instant de répit. Pour ne pas, encore une fois, ramener à la maison plus de traumatismes qu'une centaine de vies ne suffiraient à supporter. Une fois suffit pour définitivement s'extraire de toute vie civile, de toutes relations humaines. Au-delà de l'intégrité physique, c'est un traumatisme qui passe presque inaperçu. Celui d'un homme qui s'effondre dans une chambre d'hôtel, incapable de renouer avec sa vie d'avant, marqué au fer rouge, tordu par l'horreur.
Seules la montagne et sa beauté irrépressible offrent un répit, mais elles ne masquent pas la profondeur de la blessure, l'importance de l'impact, révélée par un geste aussi simple que lever son fusil.


Fermer les yeux pour s'échapper de ce clapier oublié quelque part au Viet-Nam, pour espérer pouvoir ramener son frère, condamné à répéter depuis des années cette danse macabre de laquelle il ne pensait jamais réchapper la première fois. Et entre deux moments d'angoisse, alors que les parieurs hurlent autour, ouvrir les yeux pour croiser son regard, un regard perdu, fou, apeuré. Une fois les yeux ouverts, c'est à lui de jouer. Vite, très vite. Trop vite. Une balle. Une seule balle.


Alors, dans un moment de profonde détresse, il faut se rappeler la promesse faite un soir d'ivresse, dans un moment terrifiant de lucidité, d'inquiétude, bien avant l'épouvante. Retourner à la maison.


Fermer les yeux.
Pour que les larmes s'écoulent moins vite.

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le 23 avr. 2016

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